Comment trier les blessés dans l'urgence d'une catastrophe naturelle ? Qui vacciner en priorité en cas de pandémie ? Dans quel ordre évacuer des naufragés perdus en mer ? Autant de «choix de l'ombre» examinés par Frédérique Leichter-Flack, maître de conférences en littérature à l'université de Nanterre. Avec Qui vivra qui mourra (Albin Michel), elle fait cohabiter éthique d'exception pour situations d'exception avec des cas plus classiques à discuter collectivement - de l'accès à un logement social aux différents critères protégeant tel ou tel salarié d'une entreprise en crise.
En proposant un travail philosophique qui utilise le matériau littéraire et cinématographique, Frédérique Leichter-Flack injecte du tragique dans notre quotidien. Pour permettre à chacun de s’emparer de questions délicates : qui faire passer en priorité, certes, mais aussi qui sauver et qui laisser mourir. Et finalement tout tenter pour éviter d’y répondre.
Vous travaillez habituellement sur des œuvres de fiction : pourquoi jouer le parallèle avec le réel sur la question du tri entre les vies ?
Décider qui sauver, quand tout le monde ne pourra pas l'être, est sans doute la forme la plus extrême de dilemme dont l'éthique peut être saisie. Depuis les cas de conscience des personnages des Misérables de Victor Hugo, la fiction a fait du choix entre deux vies son ressort tragique de prédilection, culminant il y a trente ans, avec le Choix de Sophie, de Styron. La surreprésentation de ce thème au cinéma et dans les livres grand public doit nous interroger : films catastrophes, romans dystopiques pour jeunes adultes et séries de zombies partagent cette obsession…
Mais s’il est présenté sous forme caricaturale dans ce type de fiction, l’arbitrage du tri entre les vies se retrouve dans des situations ordinaires moins visibles et rarement discutées publiquement, notamment en santé publique, en éthique médicale ou en action sociale. «Tri», «rationnement» et «sélection» y portent le poids d’héritages historiques et la connotation d’expériences morales collectivement impossibles à assimiler : ce fut notamment le cas avec la perversité nazie capable d’inventer, dans les camps, un système de terreur où les chances de survie des uns ne pouvaient subsister qu’au détriment des autres.
Il ne s’agit pas non plus de tout mélanger…
Non, bien sûr. Mais d'une situation à l'autre, des analogies sont exploitées, produisant des effets. Qu'il s'agisse de dénoncer l'éjection des travailleurs usés, jetés comme des déchets, ou de dénier à une commission hospitalière le droit de décider quelle vie n'est plus digne d'être vécue, les analogies reliant nos enjeux d'éthique au souvenir de situations extrêmes jouent un rôle dans le débat public - et plus encore dans l'imaginaire collectif. Il faut en démêler les effets et les amalgames. Il est toujours facile de faire voir, en bout de course, des choix de vie ou de mort, ou des sacrifices humains : c'est faire passer les logiques de priorité à la puissance tragique, avec le risque de sidérer la réflexion. Je m'intéresse à la manière dont la fiction s'en mêle, jusqu'à influencer notre façon de penser ces sujets dans le réel en forgeant tout un imaginaire partagé. Et cet imaginaire partagé peut lui-même être traversé de tensions. Seul sur Mars, film de science-fiction de Ridley Scott, permet à son public de communier dans l'idée que sauver une vie n'a pas de prix, quoi qu'il puisse en coûter à la collectivité. Comme la grande majorité des fictions post-apocalyptiques, l'intrigue du Transperceneige, bande dessinée créée par Jacques Lob, repose sur l'idée inverse : si la survie d'une partie exige le sacrifice du reste de la population, cet arbitrage peut être précisément coté, défendu sans état d'âme et appliqué exactement comme un plan social. La fiction populaire est un excellent moyen de prendre le pouls de l'opinion publique sur des sujets qui concernent tout le monde.
Comment s’emparer de sujets strictement réservés aux experts ?
En santé, on peut comprendre que le grand public ne participe pas à la discussion quand il existe des critères de priorité médicaux qui reposent sur la notion d'efficacité. Mais à égalité des situations médicales, comment prioriser l'accès ? Le tirage au sort serait-il la meilleure solution au sein d'une démocratie ? Est-il même acceptable socialement ? Contagion, de Steven Soderbergh, film réaliste d'anticipation, imagine une pandémie virale et mortelle à l'échelle de la planète. Pendant des mois, les gens meurent aléatoirement et lorsqu'on invente enfin un vaccin, le problème rebondit : dans quel ordre va-t-on vacciner la population ? Dans le film, on décide de tirer au sort en fonction des jours de naissance : c'est une façon de reconnaître que toutes les vies ont le même droit, de refuser les critères d'utilité sociale par exemple.
Mais a-t-on le même droit à une longue vie à 15 ou 85 ans ? La question de l’âge est extrêmement sensible, elle ne va pas de soi. La priorité aux enfants nous convainc largement, mais il peut être dangereux de laisser ce critère avoir trop d’incidence : si on pousse cette logique, on arrive à des argumentaires qui soutiennent qu’il y a un âge normal pour mourir. Alors à 85 ans, est-ce qu’on devrait laisser faire la nature ? Certes, la santé coûte cher et on aimerait combler le trou de la Sécurité sociale. Mais a-t-on vraiment envie de ce type de société ?
La question du tri entre les vies serait taboue, alors pourquoi mettre les pieds dans le plat ?
Je donne à voir un fil rouge qui court d’un contexte à l’autre : si nous en subissons les effets, nous devrions pouvoir nous en réapproprier la dynamique. Dans nos démocraties libérales, l’égalité de valeur entre les vies est un principe acquis, consensuel. Mais dans le même temps, on constate que les inégalités se creusent, mettant ce principe à l’épreuve des réalités. La question du tri ébranle en profondeur notre personnalité morale et elle peut avoir un énorme coût social : il y a quelque chose d’insupportable à penser ces sujets-là. Néanmoins, même s’il est difficile pour une société de se mettre en abyme, le public doit participer à l’élaboration de la justice, non seulement pour accepter les mesures d’urgence, en cas de catastrophe par exemple, mais aussi pour y voir reflétées ses valeurs.
Vous évoquez une forme de redistribution des biens et des maux : peut-on la rattacher à la crise écologique ?
Bien sûr ! L’imaginaire de la pénurie se greffe d’abord sur la perception d’une asphyxie environnementale : c’est l’idée qu’il n’y aurait pas suffisamment d’eau, de nourriture ou de ressources énergétiques pour toute la population sur Terre.
Dans les années 70, déjà, l'ouvrage Lifeboat Ethics : the Moral Dilemmas of World Hunger (1) évoquait la problématique environnementale à partir de la métaphore du canot de sauvetage sur lequel nous, pays riches, serions installés. Nous n'aurions pas d'autre choix, pour éviter de couler, que d'empêcher l'accès aux pays pauvres qui s'y accrochent. Aujourd'hui, l'image de la submersion migratoire réactive ce même imaginaire, qui est extrêmement dangereux. Nous ne sommes pas forcés de penser le monde en pénurie, comme s'il s'agissait de partager un gâteau trop petit pour nourrir tout le monde. Cette vision est piégeuse, il faut la désamorcer.
Si l'on pose la question de qui vivra et qui mourra avec un point d'interrogation, on est happé par une logique qui vise à choisir les sacrifiés. Nous devons plutôt trouver des solutions créatives pour sortir de cette boîte fermée et augmenter le stock de ressources. Le basculement intellectuel de l'angoisse du peak oil, ou «pic pétrolier», et de sa logique de rationnement, au pari sur les énergies renouvelables en est un bon exemple.
Face à l’inégalité des chances, n’existe-il pas une forme de résignation politique ?
Politiquement, on vise l'égalité des chances en essayant de corriger les inégalités naturelles ou sociologiques. Mais il existe aussi une inégalité des résultats et des sorts. Un pan entier de la fiction contemporaine pense la logique de compétition sociale comme une sélection entre les destins, un arbitrage entre des inclus et des exclus du jeu, des élus et des damnés. Dans Deux jours, une nuit, le film des frères Dardenne avec Marion Cotillard, le salut des uns est conditionné à l'élimination des autres : bien sûr, il s'agit de dénoncer un système. Mais nous y enfermer, en nous obligeant à en faire l'expérience de l'intérieur, nous rend-il capables d'en inventer les issues ? Dans les fictions pour la jeunesse, la mort sociale est d'ailleurs souvent une mort tout court. Les adolescents du film Divergente, de Neil Burger, passent des épreuves pour être acceptés dans la faction qu'ils ont vocation à rejoindre et trouver leur place dans la société : malheur aux éliminés, car le sort des sans-faction est pire que la mort. Dans Hunger Games, la trilogie littéraire de Suzanne Collins adaptée au cinéma, la concurrence pour la survie n'est pas seulement le ressort dramatique de la fiction, c'est aussi un dispositif politique créé pour contenir toute velléité de désordre social. On assiste ainsi à un grossissement artificiel des logiques de sélection, dans des univers fictionnels où règnent terreur morale et violence psychosociale. Mais nous vivons pourtant dans des sociétés où, fort heureusement, entre les élus et les damnés, l'existence de la troisième voie est bien assurée ! Décrypter un imaginaire partagé, c'est aussi entreprendre d'en critiquer la logique mortifère.
(1) George R. Lucas, Jr. et Thomas W. Ogletree, Harper Forum Books.