Menu
Libération
Blog «Annette sur le net»

Des fleurs, des bougies, et des barbares

Blog Annette sur le netdossier
Après l'horreur des massacres, comme en janvier, c'est le temps du recueillement et de la solidarité. Notre joie de vivre retrouvée ne suffira pas. Et pourtant certains refusent de voir qu'une guerre est déclarée.
Au lendemain des attentats de Paris, les gens se rassemblent place de la République. Photo Guillaume Binet pour Libération
publié le 16 novembre 2015 à 15h07
(mis à jour le 28 janvier 2016 à 19h04)

«Ce n'est pas une guerre !» Je me suis réveillée tôt ce matin en écoutant un édito à la radio qui m'expliquait que ce n'est pas une guerre. Alors j'ai appelé mon cousin médecin aux urgences de La Pitié-Salpetrière. «Je suis arrivé samedi à cinq heures du matin me dit Yonathan, je pensais que tous les médecins, épuisés, avaient besoin de relève. Pour savoir où aller je n'avais qu'à suivre les traces de sang sur le sol. Même les grands patrons n'avaient jamais vu ça. Du sang partout. Que des blessures par balles. Je n'ai pas connu de guerre mais 50 blessés, déchiquetés, couverts de sang, dont on extrait des balles dans tout le corps, qu'on allait amputer, cela ressemble à la guerre. Les morts, c'était pour la plupart une balle dans la tête. Tous de mon âge, et de l'âge des infirmiers, des médecins. D'ailleurs Le Carillon, c'est mon bar habituel.»

Au Carillon et au petit Cambodge, les deux cafés sympathiques autour du canal Saint-Martin, 19 tués.

Le 16 novembre, trois jours après les attentats de Paris, une femme allume des bougies, à Strasbourg. Photo Patrick Hertzog / AFP

Depuis trois jours, petit à petit, derrière les chiffres se dessine une horreur concrète, dans le détail. C’est la copine d’une copine qui a été amputée, 28 ans. C’est un autre qui a eu de la chance, on lui a remis son oeil touché par une balle. C’est le fils de mon amie Laurence qui faisait la fête à La Belle Epoque et n’est pas sorti fumer sa clope. Ses copains oui, ils ont été abattus par des rafales de kalachnikov. Des images de flash-back quand les terroristes demandent à un jeune de taper sur les corps allongés par terre dans le Bataclan pour vérifier s’ils sont morts. Et si cela bouge ils les achèvent d’une balle dans la tête comme en 1941 dans les fosses en Ukraine. Ou en 1994 au Rwanda, à la machete.

Donc Paris, novembre 2015.

Ok, ce n’est pas une guerre, juste un «massacre de masse.»

Hier matin j’étais à la radio (RCJ 94.8), on a interviewé plein de gens intéressants, des sociologues, des anciens patrons du GIGN, des juges anti-terroristes, des cinéastes, des politiques... Tout le monde est d’accord: «C’est nouveau. C’est du terrorisme aveugle, et pas ciblé.»

Comme si tuer les dessinateurs de Charlie, des juifs qui font leur shopping dans un Hyper-Cacher, des policiers qui font leur boulot, des militaires, des enfants d’une école juive à Toulouse, c’était moins grave. Plus «ciblé». Mais c’est vrai, vendredi c’était autre chose, un massacre. Commis par des jeunes (français) barbares endoctrinés, contre d’autres jeunes qui font la fête aux terrasses ou écoutent du rock au Bataclan, à Paris, parce qu’on est vendredi et qu’il fait beau.

A la radio j'ai lu un reportage du Parisien sur deux soeurs, Halima et Hodda, qui fêtaient un anniversaire à La Belle Equipe quand les terroristes sont entrés. Halima, mère de deux jeunes enfants, et sa soeur ont été tuées. Une famille d'origine tunisienne qui vit dans Le Creusot. Leur frère Bechir est en colère: «Il faut être dur avec ces gens-là, il faut les chasser du pays... Dans la famille tout le monde travaille, on a toujours donné une belle image de l'intégration. Et eux, les terroristes, ils foutent tout en l'air.» A la fin de l'émission nous avons passé Madonna chantant La vie en rose, demandant une minute de silence à son concert de Stockholm en hommage aux victimes.

Après l’émission je suis allée à la République, boulevard Voltaire. Devant le Bataclan, par delà le cirque des camions satellites des télés du monde entier, le bâtiment cimetière se dresse dans le noir. Terrifiant. Sur le chemin, des bougies, beaucoup de fleurs, de messages d'«anonymes» comme on dit, en larmes. Aussi émouvant que le 11 janvier quand nous étions 4 millions dans ce même quartier entre République et Bastille. Ce soir la foule aussi solidaire, émue, fraternelle, respectueuse, qu’après les attentats de janvier. Devant la statue de la République je fais un geste totalement anti-déontologique pour une journaliste - une première dans ma carrière : j’ai apporté une bougie, je l’ai allumée en empruntant un briquet et je l’ai posée sous la banderole «MEME PAS PEUR.»

Deux hommes, très dignes, se tiennent droit avec une pancarte «Je suis français musulman et je ne suis pas terroriste.» Ils sont très entourés et répètent inlassablement : «N'ayez pas peur de nous, on est tous dans le même bateau. On aime la France». La foule les applaudit.

On est émus, on est gentils, on est humanistes, on aime notre république et notre démocratie. Et d'ailleurs on s'aime tous. En plus le monde nous soutient: «We are Paris». La planète est en bleu-blanc-rouge. La Marseille est devenue un hymne à la liberté, même chantée par un groupe de metal rock.

J'avais écrit au soir du 11 janvier dans le Washington Post un papier intitulé «A New France is Born.» Cette France est toujours là, le peuple parisien qui oublie, le temps d'un inconcevable drame, toute mesquinerie et toute xénophobie. Au cours de cette nuit de vendredi 13, mon ami Jean Hatzfeld (dans L'Obs), auteur des grands livres sur un autre génocide du XXe siècle, le Rwanda, écrit : «Il allait de soi de mettre entre parenthèses la connerie, et de revenir à un bon sens qui voulait qu'on avait tous un même ennemi. Dans ce sens seulement l'atmosphère pouvait rappeler celle de guerres, qui au sein des civils simplifient les pensées à l'essentiel.»

Déambulant dans Paris plus vide que d'habitude je fais encore un stop pour prendre un verre chez des amis. Au téléphone l'un blémit, une copine d'une copine a été enfin retrouvée, à l'hôpital, déchiquetée par quatre balles, déja amputée. Et une survivante du Bataclan raconte qu'on envoyait des sms pour demander qu'on vienne les sauver sans attendre: «Ils nous tuent les uns après les autres.» L'assaut sera donné deux heures plus tard.

La foule magnifique contre la barbarie absolue: qui gagne ?

Une guerre nouvelle, sans front et sans armée régulière, sans revendication, où, hélas, l’ennemi qui veut seulement notre mort habite à côté, n’est pas une guerre ? Pour l’instant les Kamikazes assassins du vendredi 13 novembre sont, à une exception près, tous français.

annette