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Interview

David Grossman : «Une volonté hermétique de répandre la terreur»

Présent à Paris pendant les attentats, l’écrivain israélien David Grossman estime que «vivre dans la peur est destructeur» : c’est ramener l’être humain à un simple état animal.
Des impacts de balles sur la devanture du bar restaurant Le Carillon, le 14 novembre. (Photo Denis Allard. Réa pour Libération)
publié le 18 novembre 2015 à 18h26

L'écrivain israélien David Grossman, qui était présent dans cette rentrée littéraire avec Un cheval entre dans un bar (Le Seuil), était le week-end dernier à Paris pour assister à un congrès de psychanalystes finalement annulé pour cause d'attentats. Il nous a reçue dans son hôtel du centre de Paris, et c'est lui qui a posé la première question : «C'est loin d'ici la place de la République ? A pied, je mets combien de temps ? J'aimerais aller me joindre à la foule.»

Vous qui vivez dans un pays déchiré par un conflit et sujet aux attaques terroristes, comment expliquez-vous les attentats du vendredi 13 ? Pourquoi la France est-elle ciblée ?

C’est difficile de se mettre dans la tête de gens qui sont des fanatiques. Non seulement, ils ne peuvent pas comprendre les Occidentaux, mais les Occidentaux ne peuvent pas les comprendre. La politique étrangère de la France explique sans doute en partie ces attaques de l’Etat islamique. Mais aussi le mode de vie français et cette devise républicaine «Liberté, Egalité, Fraternité». Même si elle n’est pas toujours respectée, cela reste une provocation pour les fanatiques, quelque chose qu’ils veulent détruire. Ce que la France doit bien comprendre, en revanche, c’est que ces actes terroristes ne sont pas des appels désespérés au dialogue, c’est une volonté hermétique de répandre la terreur. Vous ne pouvez rien négocier avec ces gens-là, ils sont venus pour tuer. Il ne peut y avoir aucun dialogue possible avec ceux qui veulent vous tuer non pour ce que vous faites mais pour qui vous êtes.

Quand vous dites ça, vous faites un parallèle avec la situation en Israël ?

Entendez-moi bien : un meurtre est un meurtre, tout acte terroriste doit être condamné avec la plus grande vigueur. Mais, je considère qu’il y a une grande différence entre ce que vit la France aujourd’hui et ce que nous vivons. En Israël, si nous parvenons à trouver une solution avec les Palestiniens, alors je suis sûr que les actes terroristes commenceront à décroître. Le sens commun finira par s’imposer. Je crois profondément qu’il reste une place pour la négociation avec les Palestiniens.

Qu’est-ce que ces attentats risquent de changer dans la société française ?

Vivre dans la peur est destructeur. Vous prenez le réflexe de voir des dangers partout. Vous ne pouvez vous empêcher de regarder l’autre, s’il est différent de vous, comme un danger. C’est ça la force de la terreur. Elle nous ramène à un vulgaire stade animal. Et surtout cela nous montre avec quelle rapidité on peut oublier nos valeurs de liberté et de démocratie. Cela prendra du temps de sortir de tout ça. Mais il y a des moments dans la vie où l’on doit choisir entre deux choses désagréables. La France doit absolument s’unir avec les pays qui combattent l’EI, et notamment la Russie. Et, surtout, elle doit aller combattre sur le terrain. L’EI a un impact énorme, mais c’est une toute petite organisation. En revanche, il ne faut surtout pas mélanger l’EI avec l’islam. C’est exactement ce que cherche l’EI : diviser la société française, monter les non-musulmans contre les musulmans.

Amos Oz a déclaré qu’il ne participerait plus aux manifestations officielles israéliennes, pour protester contre la politique de Nétanyahou. Vous êtes sur la même ligne ?

Je respecte l’attitude d’Amos Oz, mais je considère qu’il est important que les ambassades israéliennes dans le monde représentent aussi mes opinions critiques, même quand elles ont du mal à les «avaler». Quand je m’exprime à l’étranger, je tiens exactement les mêmes propos qu’en Israël, qu’il y ait un représentant de l’ambassade ou pas.

Vous n’avez pas peur que l’EI finisse par s’implanter à Gaza ou en Cisjordanie ?

Si, bien sûr. Et la seule façon d’éviter ça, c’est de négocier avec les Palestiniens. Si on ne leur propose pas une façon d’exprimer leur identité nationale, alors ils risquent d’être tentés par le radicalisme. Et il faut aller vite, nous n’avons pas beaucoup de temps. La terreur des «couteaux» est influencée par l’Etat islamique. C’est donc dans l’intérêt des Israéliens de négocier avec les Palestiniens.

Nétanyahou en est-il capable ?

C’est difficile à dire. Je pense qu’il fait une profonde erreur : sa plus grande aspiration n’est pas de résoudre le conflit mais de le gérer, de le contenir. La droite israélienne considère qu’il existe une sorte de statu quo avec les Palestiniens qui comprend des phases de violence. Mais ils ont tort. Quand un peuple est opprimé, il ne peut pas y avoir de statu quo. La rage des Palestiniens est de plus en plus contenue, elle va finir par exploser et cette fois sur le modèle de l’EI. Il y a de plus en plus de gens désespérés qui se tournent vers la religion. Au sein de la société israélienne, il n’y a pas de statu quo non plus. Au nom de la sécurité, Nétanyahou est en train de créer la situation la moins sûre qui soit.

Il faut dialoguer avec le Hamas aussi ?

Il y a une différence entre le Hamas et l’EI. Le Hamas trouve ses racines dans la population, il a longtemps représenté une cause qui semblait défendable pour celle-ci. L’EI est une armée qui essaie de se fabriquer une population. Il ne bénéficie pas d’un vaste soutien de la population comme le Hamas. A l’OLP, il y a encore des leaders avec lesquels on peut discuter, au Hamas, non. S’il y a un compromis trouvé avec les Palestiniens, alors on doit arriver à trouver un cessez-le-feu avec le Hamas. Baisser l’intensité du feu qui couve sous ce conflit sera déjà une grande réussite. Si les Palestiniens parviennent à retrouver un peu de normalité et de dignité au lieu de l’humiliation quotidienne et des check-points, alors ils seront de moins en moins nombreux à vouloir nous combattre. Il faut faire en sorte que nos deux peuples abîmés parviennent à trouver un compromis, même douloureux, bien qu’ils manquent cruellement du dictionnaire de la paix.