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TRIBUNE

Prorogation de l’état d’urgence : abstention, juste pour dire attention !

Il n’est facile pour personne de lever la main pour dire qu’il refuse de donner sa voix à un texte qui nous fait passer dans un régime d’exception, qui prive l’autorité judiciaire de l’exercice de ses compétences ordinaires, donne tant de pouvoir à la police, et suspend, dans une certaine mesure, nos libertés. Notre Etat de droit possède pourtant l’arsenal nécessaire pour agir, sans qu’il soit besoin de recourir à des lois d’exception.
Débat et vote à l' assemblee nationale pour la prolongation de l' état d urgence à trois mois, le 19 novembre 2015 (Photo Albert Facelly pour Libération)
publié le 20 novembre 2015 à 11h24
(mis à jour le 23 novembre 2015 à 18h42)

Nous n’avons pas été nombreux, jeudi, en Commission des Lois, lors de l’examen du projet de loi prorogeant l’état d’urgence, à exprimer des doutes.

Après les effroyables événements de la semaine dernière, le contexte de guerre où les terroristes ont plongé le pays, dans celui, plutôt, où le Président de la République a soutenu que nous étions désormais, pour donner un peu de corps à sa rhétorique et de poids à sa politique, il n’est facile pour personne de lever la main pour dire qu’il refuse de donner sa voix à un texte qui nous fait passer dans un régime d’exception, qui prive l’autorité judiciaire de l’exercice de ses compétences ordinaires, donne tant de pouvoir à la police, et suspend, dans une certaine mesure, nos libertés.

Notre Etat de droit possède pourtant l’arsenal nécessaire pour agir, sans qu’il soit besoin de recourir à des lois d’exception. Ce sont nos libertés que les terroristes ont attaquées, et nous n’avions peut-être pas besoin de leur en sacrifier nous-mêmes ne serait-ce qu’une once.

S’il fallait vraiment parler de guerre, il ne fallait le faire, tout au plus, qu’à propos de Daesh. Nullement à propos de candidats-terroristes ou de terroristes nés en Europe, qui ne sont pas des soldats dignes de ce nom, ni les représentants de quelque Etat dûment constitué que ce soit. Mais rien à faire, la guerre, c’est la guerre (peut-être même chimique ou biologique), nous dit l’exécutif, la situation est exceptionnelle, et requiert donc des dispositions exceptionnelles.

Ainsi vont les peuples et leurs dirigeants. Au Parlement de jouer le jeu. Faire autrement risquait de nous rendre inaudibles, surtout dans cette période qui, ne l’oublions pas, est une période de campagne électorale, et qui sera suivie bientôt d’autres échéances, plus décisives encore.

Les préoccupations que cette agitation recouvre ne sont pas illégitimes, loin de là. Je les partage, comme chaque Français. Reste que l’esprit va-t-en-guerre est une machine à produire un consensus de masse, pas toujours rationnel et chargé d’émotion. Ainsi, au nom de l’unité nationale, voire de l’«union sacrée» (terme utilisé jeudi par M. Valls, on se serait cru en 1914), des millions de Français sont partis à la guerre. Il ne restait aux familles endeuillées que leurs yeux pour pleurer.

Les historiens connaissent bien ces élans nationalistes et «unitaires», et savent qu’ils sont fragiles. Mais ils savent aussi qu’ils sont susceptibles de se retourner contre les minoritaires de l’intérieur, adeptes d’autres religions, venus d’autres horizons, perçus comme des étrangers (ou comme leurs agents). La guerre, c’est la guerre, on frappe tous azimuts.

D’où mes craintes que la guerre «déclarée» par notre Président ne tourne à une guerre contre le vivre ensemble, de la part de ceux qui pourraient se trouver beaux dans la peau du guerrier. Et là, nos dirigeants auraient plusieurs fronts à contrôler, ce qui pourrait rendre la situation proprement ingérable.

C’est dans un tel contexte que celui (ou celle) qui ne marche pas droit comme tout le monde peut être perçu(e) comme un traître à la nation. Je suis convaincue que certains de ceux qui ont voté pour la prorogation se sont posé la question de savoir si, au lieu des trois mois proposés, un mois ne pouvait pas suffire. Le texte voté est-il utile ? Peut-être un peu. Nécessaire ? Je ne sais. Le peuple veut qu’on venge ses morts et qu’on le protège, il a raison, le politique répond ou le suit. Ceux qui crient le plus fort n’ont pourtant pas toujours raison. Et les majoritaires non plus.

Ainsi ai-je décidé de laisser un peu de place au doute quant à l’utilité de ce texte pour lutter contre le terrorisme, sachant pertinemment que le tout sécuritaire a ses limites, mais qu’on s’ingéniera à les dépasser à chaque fois qu’il y aura un attentat. Très vite, j’espère, on se rendra compte que le mal est profond, qu’il faut plus d’un remède pour l’éradiquer, beaucoup de temps, hélas, aussi.

Ma conscience m’a donc dit qu’il valait mieux douter, cette fois, et le dire, que de foncer dans l’émotion vers un vote pour. Je crois en la sincérité des efforts déployés par le gouvernement. Pas assez dans leur efficacité et trop dans leurs possibles effets induits pour leur apporter sans réserve ma caution.

Abstention, donc. Manque de courage ? Je ne crois pas. Volonté, d’abord, de porter l’habit de celle qui met en garde contre les dérives toujours à redouter de ce régime d’exception en rappelant qu’il n’est jamais anodin. Les dérives de l’état d’urgence décrété le 23 avril 1961, en pleine guerre d’Algérie, et qui a été prolongé jusqu’au 31 mai 1963, méritent d’être rappelées à ceux qui vont peut-être un peu vite en besogne : massacres, le 17 octobre 1961, d’Algériens bravant le couvre-feu qui leur était imposé, violences du 8 février 1962, à Charonne, lors d’une manifestation interdite contre l’OAS et la guerre d’Algérie.

Mise en garde ? Rappel des dangers toujours possibles ? Appelez cela comme vous voudrez. L’abstention, pour moi, aura été la façon que j’ai trouvée de me ranger modestement au côté de Robert Badinter, de Me Henri Leclerc, de la LDH, du Syndicat de la Magistrature, qui ont dignement exprimé leurs réserves. Abstention, acte minimal et non moins patriotique qu’un autre, pour rester en accord avec mes convictions et mon passé de militante des droits humains.