Questions à Guillaume Blanc, post-doctorant au Centre de
recherches historiques (EHESS / ANR GovenproGovenpro),
et auteur d'Une histoire environnementale de la nation aux Publications de la Sorbonne.
Qu’est ce que l’histoire environnementale et pourquoi est-elle si importante en
Afrique ?
L'histoire environnementale désigne l'étude
des rapports sociaux à l'environnement, dans leurs dimensions institutionnelle,
matérielle et idéelle. Elle naît à la fin des années 1960 sur les campus états-uniens
de la côte Ouest, influencés par la New
Left History, l'activisme politique et les premières manifestations pour la
cause écologique. À l'instar de leurs collègues qui s'efforcent de donner une
voix aux opprimés (les populations afro-américaines et les femmes en premier
lieu), de jeunes historiens décident d'écrire l'histoire d'une classe
ignorée : ici, le biotope et la terre constituent l'objet d'étude.
Vue d'artiste d'un projet d'aménagement d'un projet d'hôtel de luxe dans la Parc national Kruger, en Afrique du Sud. Photo South African National Parks Authority (Sanparks) / AFP.
Cette approche offre notamment l’occasion de
revisiter l’histoire des sociétés africaines. Contrairement à l’idée reçue
selon laquelle l’environnement y serait sans cesse menacé par la sécheresse, la
surpopulation ou l’érosion, l’Afrique sub-saharienne abrite des écologies
résilientes : l’environnement évolue au gré de l’articulation entre les
contraintes écologiques, les modes de production, et la capacité des
populations à manipuler les premières en faisant évoluer les seconds. Or, depuis
près de deux siècles, les politiques de l’environnement y sont guidées par
l’imaginaire d’une Afrique « originellement » vierge et sauvage, mais
« aujourd’hui » dégradée.
Les historiens de l'environnement,
Britanniques pour la plupart, éclairent depuis la fin des années 1980 cette dimension
mythique, et politique, de l'environnement africain. Produit de l'imaginaire européen d'un Éden
africain menacé par des populations malhabiles, le récit de la dégradation légitime,
à l'époque coloniale, l'appropriation publique des ressources naturelles.
Aucune preuve empirique, depuis la décolonisation, n'est venue objectiver la
transformation des environnements africains. Mais la gestion qu'en préconisent
les institutions internationales suivies des administrations nationales
africaines demeure fonction d'un idéal à atteindre, de type faune – flore –
panorama, et d'un cercle vicieux à enrayer, de type déforestation – surpâturage
– surexploitation.
Cette
histoire ne nie pas l’importance actuelle des problèmes environnementaux
africains. Bien au contraire, elle invite à interroger la permanence de
l’imaginaire d’un Éden africain (pensons au Roi
Lion !) et du mode de
gouvernance qui s’ensuit (pensons au « mini-sommet africain » de
la Cop21 organisé par la France !). Comprendre que protéger
l’environnement revient d’abord à exercer le pouvoir permet de reformuler les
termes d’un problème autrement insolvable. Pouvez-vous nous parler de l’exemple
de l’Éthiopie ?
Seul pays d'Afrique à n'avoir pas connu la
colonisation, le cas éthiopien signale à quel point, depuis les années 1960 au
moins, les politiques environnementales africaines sont fonction de savoirs
écologiques exogènes et de pratiques politiques endogènes.
De la Banque mondiale aux agences des
Nations-Unies, jusqu’à l’État national, l’ensemble des experts engagés dans la
gestion de l’environnement éthiopien insistent sur le déclin du couvert
forestier, étendu en 1900 sur 40% du pays contre désormais moins de 4%. L’historien
américain James McCann l’a montré, ce calcul est le produit d’une estimation
réalisée en 1960 par un délégué onusien de la Food Agricultural Organization,
H. P. Huffnagel, lequel s’appuyait sur une simple spéculation formulée en 1946
par W. E. Logan, un forestier à la recherche de données empiriques. Ce mythe de
la forêt perdue n’en préside pas moins, depuis 50 ans, à l’attribution des
fonds internationaux destinés à la mise en place de la politique forestière
éthiopienne. De fait, le processus inscrit le pays à l’enseigne de l’éco-racisme.
L’éco-racisme constitue le prolongement post-colonial de la domination des
blancs envers les Africains : les puissances européennes agissaient au nom
du fardeau civilisationnel de l’homme blanc, colon légitimé par des théories
raciales ; les institutions internationales agissent au nom du fardeau
environnemental de l’Occidental, expert légitimé par des théories écologiques. Voir l’Éthiopie comme la simple victime d’une
gouvernementalité verte occidentale serait cependant une erreur de taille. Formé
au moule de la globalisation, l’État éthiopien sait fort bien instrumentaliser
les normes internationales pour les appliquer à ses propres domaines
d’intervention. Sous le règne du négus
Hailé Sélassié (1930-1974), durant la dictature du marxiste-léniniste Menguistu
(1974-1991) ou depuis l’ère de la modernisation ouverte par Meles
Zenawi, l’environnement est un véritable outil du pouvoir. Œuvrer à sa
préservation permet à l’État de planter le drapeau éthiopien sur des
territoires qui échappent à son contrôle, d’ancrer la nation dans la sphère
internationale et ce faisant, d’obtenir des fonds dédiés à des projets de
développement autrement plus coûteux financièrement, et écologiquement. Le cas des parcs nationaux en
Afrique est-il comparable au cas français ?
Oui et non. Dans les parcs de France et d'Afrique,
l'État donne à croire en la nature et en la nation. Seulement, parce que l'idée
de nation diffère d'un continent à l'autre, la nature que donnent à voir les
pouvoirs publics est fort différente.
Depuis les années 1960 en France, dans les
Cévennes, les Alpes ou les Pyrénées, les gestionnaires des parcs réintroduisent
des castors ou des aigles royaux, ils entretiennent les pelouses d’altitude, financent
les activités agro-pastorales, rénovent les bergeries et promeuvent l’artisanat
local. À travers la perpétuation d’une France des paysans tout à la fois
rurale, traditionnelle et nostalgique, la protection de l’environnement
participe à la mise en mémoire de la nation française.
En Afrique sub-saharienne, les responsables
des parcs nationaux façonnent un tout autre paysage. Par l’abolition du droit à
l’habitation et à l’exploitation, généralement accompagnée du déplacement des
populations locales, les pouvoirs publics cherchent à offrir aux visiteurs,
occidentaux pour la plupart, un espace de faune, de flore et de panoramas.
Reliquats d’un continent sauvage, les parcs africains peuvent susciter la
reconnaissance internationale et favoriser, alors, la fierté nationale.
La gestion de l’environnement africain est
donc fonction de logiques nationales mais, aussi, internationales. Le cas des
sites inscrits par l’Unesco sur la liste du Patrimoine naturel de l’humanité
est révélateur. En 2011, l’Unesco a classé une portion du parc national des Cévennes au nom de « l’exemple remarquable » qu’y représente
« l’agro-pastoralisme ». En revanche, depuis 1996 l’institution a
relégué les montagnes éthiopiennes du Simien sur la liste du Patrimoine
mondial en péril. L’Unesco estime en effet que les « activités agro-pastorales »
ont « affecté les valeurs naturelles du bien », à savoir les
« paysages », et les « espèces animales ». Ces deux histoires, celle européenne de
l’adaptation et celle africaine de la dégradation, font partie d’une seule et
même histoire : celle de l’environnement africain comme enjeu politique mû
par des rapports de force hérités de l’époque coloniale.