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Libération

L’état d’urgence et les grenouilles

Rien n’a changé, les journalistes continuent de travailler comme avant l’état d’urgence. Jusqu’ici tout va bien…
publié le 6 décembre 2015 à 18h36

C’est l’histoire de la grenouille ébouillantée. On la connaît tous. Quel est le meilleur moyen d’ébouillanter une grenouille ? De le faire progressivement. Si on ébouillante la grenouille d’un seul coup, elle réagit, elle se cogne aux parois, jaillit de son bocal, se précipite à la télé, crie à l’agression brutale, à la torture, à la dictature, à Pinochet. Ebouillantée progressivement, elle ne se rend compte de rien, se laisse aller, jusqu’à étouffer de chaleur.

Il y a du batracien ébouillanté chez les journalistes, ces jours-ci, qui doivent trouver les mots justes pour traiter de l'état d'urgence et de ses conséquences sur les libertés des gardés à vue, des perquisitionnés, des assignés à résidence. On peut évidemment hurler, rappeler l'Occupation - «je ne resterai pas dans un gouvernement Laval», aurait averti un ministre, anonyme -, la guerre d'Algérie, Guy Mollet, la torture, le basculement d'une paisible démocratie dans l'état d'exception. Mais outre qu'on devient alors vite inaudible, un scrupule retient la plume. Le paysage immédiat des journalistes n'est pas celui d'une dictature policière. Les investigateurs peuvent faire leur métier. Ils peuvent appeler le service de presse du ministère de l'Intérieur ou des préfectures, interpeller le pouvoir sur les assignations à résidence. Leurs interlocuteurs répondent, ou non (généralement non), mais au moins la police, en représailles, ne place-t-elle pas les journalistes eux-mêmes en résidence surveillée, n'écoute-t-elle pas leur ligne téléphonique. Si certaines rédactions sont protégées par la police, les journalistes ne sont pas suivis dans le métro. Les rédactions ne sont pas perquisitionnées. On est peut-être en guerre, mais sans les dispositions encadrant la presse en temps de (vraie) guerre.

Et puis - élément troublant - les journalistes conservent les mêmes sources d'information que le mois dernier, avant l'état d'urgence. Les mêmes ministres, le même président, qui doit bien continuer à échanger des textos avec quelques dizaines d'entre eux comme il en a l'habitude, état d'urgence ou non. Les mêmes attachés de presse de ministère ou de préfecture. Les mêmes porte-parole d'ONG. Les mêmes taupes au sein des administrations, qui leur balancent encore des documents. Tout a changé, rien n'a changé. Deux mondes se côtoient désormais, sans trop se toucher. Le monde des perquisitionnables (militants, islamistes), et le monde médiatique, non perquisitionnable, et qui ne ressent pas dans sa chair les effets de l'état d'urgence. Il fallait voir, l'autre semaine, le soulagement de Yann Barthès, du Petit Journal, devant Manuel Valls lui expliquant que bien entendu personne, parmi l'équipe de l'émission et le public du plateau, n'aurait à subir aucune restriction de liberté. Les vilaines mesures, c'est pour les autres. Ouf !

On s’en tient donc au vocabulaire technique, précis, factuel. Voici les dispositions de l’état d’urgence. Voici quels sont les mécanismes de contrôle prévus. Voici comment ils fonctionnent, avec infographies si nécessaire. Nous sommes allés dans le restaurant perquisitionné où trois portes ont été enfoncées par la police, voici toutes les images, et le témoignage du patron. Nous avons rendu visite à monsieur Machin, non voyant, assigné à résidence parce que trouvé porteur de cinq téléphones portables. Voici ce qui s’est passé chez un couple de maraîchers bio. Manifestement, il s’agit d’un abus, voici les éléments qui le laissent penser. Oui : même devant ce qui devrait constituer un scandale absolu - l’assignation à résidence de militants écolos nullement soupçonnables de liens quelconques avec le jihadisme - on s’en tient aux faits, ces sacrés faits irréprochables.

Comme si de rien n’était, la politique continue. Voici la citation de Manuel Valls expliquant qu’il ne verrait aucun inconvénient à la prolongation perpétuelle de l’état d’urgence. Voilà les réactions en off de frondeurs du PS. Les scoops continuent : voici en exclusivité comment l’Elysée envisage de déchoir de leur nationalité les binationaux, même ceux qui sont nés en France. Mais pas d’inquiétude, la question va être soumise au Conseil d’Etat, le même Conseil d’Etat qu’avant l’état d’urgence. On est factuels, on est précis, on fait notre métier sans rien cacher, mais sans affoler les populations. Jusqu’ici tout va bien. Mais d’où vient alors cet étrange sentiment de se sentir pousser des drôles de pattes arrière, et de commencer à coasser ?