Questions à Marie Rodet, maître de conférences en histoire de l’Afrique à la School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres.
Qu’est-ce
que la relégation ?
La relégation est une loi métropolitaine datant de 1885 qui condamne les récidivistes de droit commun, à l'issue de l'exécution de leur peine d'emprisonnement, à une peine supplétive de déportation sur un autre territoire (surtout en Guyane française dans un premier temps). Les récidivistes pouvaient être condamnés à la relégation collective ou individuelle. Pour la relégation collective, ils étaient obligés de travailler pour rembourser les frais d'entretien couverts par l'administration pénitentiaire, ce qui, à bien des égards, l'apparente au travail pénal forcé. Une fois les coûts d'entretien remboursés, le relégué collectif pouvait demander à ce que sa peine soit commuée en relégation individuelle. Dans le cas de la relégation individuelle, les condamnés étaient libres de leur mouvement sur le site de relégation et pouvaient se voir octroyer une concession agricole.
La relégation était normalement une peine perpétuelle,
mais le décret du 9 juillet 1892 stipulait qu’après six ans, les relégués
individuels pouvaient demander à être relevés de leur peine dans la mesure où
ils pouvaient prouver leur bon comportement, des services rendus à la colonisation,
de même que des moyens de subsistance suffisants. Dans la pratique, le passage
de la relégation collective à la relégation individuelle, de même que l’ultime
relèvement de peine étaient rendus bien difficiles car la démarche incombait
avant tout au relégué. Comme le principe fondamental de la relégation était
« d’éliminer » les récidivistes par la déportation car considérés
comme inamendables, les relégués finissaient par passer plusieurs décennies en
exile, la plupart du temps « oubliés » de l’administration judiciaire.
Avec Romain Tiquet (Université Humboldt, Berlin), nous
étudions actuellement comment cette peine de relégation fut mise en place dans
les colonies d’Afrique occidentale française et comment elle a pu contribuer à
la formation de l’archipel carcéral du Nord Mali. Il est intéressant de
constater ici que le Nord Mali, malgré une longue histoire coloniale
d’utilisation de cette zone comme site d’emprisonnement, n’a fait l’objet que
de peu de recherches sous cet angle. Ainsi le Nord Mali n’a jamais été étudié
comme site privilégié de relégation en Afrique de l’Ouest à l’époque coloniale.
Nombres d’historiens de l’empire français se sont
intéressés aux diverses formes de violence ordinaire étatique dans les colonies
comme l’enfermement, le travail forcé ou la déportation, dont la relégation.
Dans ce cadre, l’indigénat a souvent été abordé comme le symbole ultime de
l’institutionnalisation de la violence ordinaire perpétuée par l’état colonial,
une abomination impériale totalement opposée aux valeurs républicaines de la
métropole. Ainsi, le « colonial turn » anglo-saxon tente de repenser
la « République française » en analysant les contradictions entre
politiques métropolitaines progressives et violence et discriminations exercées
à tous les échelons de la domination coloniale. Ce type d’analyse a eu tendance
à dessiner une frontière implicite entre la métropole et ses colonies, séparant
la violence arbitraire coloniale de l’état de droit métropolitain. Or, étudier
l’histoire de la relégation en Afrique occidentale française permet de
déconstruire cette frontière morale artificielle. La relégation est en effet
une loi métropolitaine imposée aux colonies et portée par la métropole, une
peine qui ne sera abolie en France qu’en 1970. Imposer cette loi dans les
colonies d’Afrique occidentale française a permis d’étendre l’archipel carcéral
dans des territoires reculés, tels que le Nord Mali, le Niger ou la Mauritanie.
Pourquoi
avoir choisi le Nord Mali, le Niger ou la Mauritanie à l’époque
coloniale ?
Ces régions, pendant toute
l’époque coloniale (et même par la suite), sont caractérisées par une présence
étatique rare essentiellement incarnée par des institutions liées à l’exercice
de la violence légitime : garnisons militaires, prisons, bagne et camps de
travaux forcés. A partir des années 1930, alors que les déportations dans le
cadre de la relégation depuis l’Afrique de l’Ouest vers la Guyane s’arrêtent
progressivement du fait du coup exorbitant pour les colonies en cause, le Nord
Mali, le Niger et la Mauritanie deviennent dès lors des lieux privilégiés de
relégation. Initialement le Nord Mali tout comme le Niger étaient des
territoires militaires. Ce n’est qu’en 1911 que Gao et Kidal sont détachés du
territoire militaire du Niger pour devenir des territoires civils. Ils ne
seront cependant pas administrés par un civil avant 1948. Tout ceci contribue à
l’institution de cette région comme un exceptionnalisme territorial alors que
l’archipel carcéral s’y étend : En 1938, le camp de relégués d’Ansongo est
étendu. C’est ce camp déjà qui avait accueilli les déportés hamalistes de Nioro
en 1940 suite aux évènements de Nioro-Assaba. En 1955, trois relégués qui
venaient d’achever leur peine d’emprisonnement à Fatoba, un autre bagne
colonial bien connu de Guinée, sont envoyés comme relégués au Nord Mali. Cet
ancien territoire militaire est donc progressivement transformé en lieu de
relégation physique et symbolique.
Malgré la perception coloniale du Nord Mali comme un
espace vide et isolé et donc parfait pour reléguer les récidivistes et autres
« récalcitrants » à l’ordre colonial, les relégués n’étaient pas
envoyés dans le vide. Cet exile participa à l’établissement d’un autre
territoire où ces relégués avaient des vies sociales, voire même familiales
dans certains cas. Bien que peu nombreux, les relégués, leur altérité et leur
statut pénal ne pouvaient passer inaperçus. Leur présence dans le Nord Mali
contribua au sentiment par les habitants de cette région de vivre dans un
territoire de relégation, de désolation et de privation de liberté.
Les autorités coloniales du Soudan français ne furent pas
sans protester contre cet “afflux” de prisonniers sur leur territoire, qu’ils
devaient désormais prendre en charge. Par ailleurs les relégués eux-mêmes ne
furent pas sans protester contre leur déportation dans un environnement si peu
hospitalier. L’administration centrale ignora le plus souvent ces plaintes :
les difficultés rencontrés par les relégués dans le Nord Mali pour survivre
faisaient en quelque sorte partie de leur chemin de rédemption, “une
évolution vers une nouvelle vie de labeur”.
Les relégués envoyés au Nord Mali se plaignirent
régulièrement auprès des autorités de leur sort en demandant à être réaffectés
dans des lieux moins isolés et plus développés économiquement. Dans des
endroits comme Bourem ou Ansongo, les seuls possibilities pour les relégués
individuels de gagner de l’argent étaient de se faire recruités comme ouvriers
sur les rares chantiers de construction de la région comme le projet de chemin
de fer transsaharien. Ils se retrouvaient donc à travailler avec les
travailleurs pénitentiaires et autres travailleurs forcés comme les
prestataires. Ceci renforça l’association faite localement entre relégués
individuels et travailleurs forcés ou prisonniers de droit commun. Ces relégués
individuels pouvaient également être recrutés comme surveillant. Surveillants
et prisonniers vivaient et travaillaient du coup sur le même site.
Les dossiers d’archives, en particulier ceux qui
contiennent des plaintes diverses adressées par des relégués à l’administration
coloniale, offrent une nouvelle perspective sur le vécu des relégués et nous
permettent de comprendre que les condamnés n’étaient pas juste des objets
d’information (pour utiliser la terminologie de Foucault) mais qu’ils étaient
aussi des acteurs tentant de lutter contre l’oubli d’un système carcéral qui
tentait de les « éliminer ». On retrouve ainsi dans les archives les
plaintes d’Abdoulaye C. originaire du Sénégal qui fut relégué à Bourem dans le
Nord Mali de 1935 à 1954. Il fut presque « oublié » là-bas par
l’administration coloniale malgré ses plaintes répétées quant à sa mauvaise
situation économique et l’impossibilité pour lui d’y trouver un emploi. Il
requérait du coup d’être déplacé dans une partie plus viable de la colonie afin
de pouvoir trouver de quoi vivre pour lui et sa famille. De 1936 à 1946, on
retrouve ainsi cinq de ses plaintes dans les archives. Finalement, en 1953, la
femme d’Abdoulaye fit une demande afin qu’il soit libéré de sa peine de
relégation. Il fut finalement gracié en 1954 et quitta sans doute immédiatement
Bourem pour rejoindre le Sénégal.
Quelles
sont les conséquences pour le Nord Mali depuis l’indépendance ?
Tout
d’abord, l’institution de la relégation ne fut jamais réformée en Afrique
occidentale française, même après la Seconde Guerre mondiale alors que les
colonies se dirigeaient vers les indépendances. La relégation était si
intimement liée à la violence pénitentiaire métropolitaine que les plaintes et
demandes adressées par les relégués ne pouvaient avoir que peu d’effet sur l’administration
coloniale. C’est d’ailleurs surtout à partir de la Seconde Guerre mondiale que
le Nord Mali commença à devenir le site ultime d’exile comme nous le
connaissons pour la période postcoloniale. Alors qu’à la même époque la
relégation était en cours d’abolition dans les autres colonies (loi de 1942 sur
l’exécution de la peine de la relégation en Métropole; 1953 rapatriement des
derniers forçats de Guyane et fermeture définitive
du bagne),
l’administration coloniale de l’AOF plus confidente dans sa capacité à
contrôler les territoires nord de la fédération continua à y développer son archipel
carcéral. Seule l’indépendance mit fin à la peine de relégation sur ces
territoires, mais les jalons étaient déjà bien posés pour que le Nord Mali
devienne le lieu d’enfermement que l’on connaît de la période postcoloniale,
avec notamment la mise en place du bagne mouroir de Taoudeni. En effet, la
perception du Nord Mali comme lieu d’enfermement et de relégation fut renforcée
à la période postcoloniale par la fermeture administrative de ce territoire
comme analysé par les travaux de Pierre Boilley.