Marine Le Pen a profité de plusieurs vagues qui ont toutes contribué à porter son parti à 28 % des voix exprimées au soir du premier tour et a dépassé son record en nombre de voix obtenues. Parmi ces courants porteurs, les attentats du 13 Novembre et la crise syrienne tiennent une place de premier plan. Les électeurs du Front national ne s’en cachent pas, notamment dans l’enquête Ipsos publiée le 6 décembre : les enjeux qu’ils ont le plus souvent mentionnés pour motiver leur choix sont la menace terroriste, l’immigration et l’insécurité. Ce «vote de menace» permet de comprendre pourquoi le FN a fait d’aussi bons scores dans des communes riches de la côte méditerranéenne (ce qui est classique), mais aussi de la côte Atlantique comme Royan, La Tremblade, ou Biscarrosse. Ces villes sont plus caractérisées par leur proportion de retraités propriétaires que par le niveau de l’insécurité ou même la diversité de leur population. De fait, une fois qu’on tient compte de l’abstention, le FN fait largement mieux nationalement chez les 65 ans et plus que chez les 18-24 ans en pourcentage d’inscrits.
Pourtant le lien entre vote FN et attentats n’est pas automatique. Il ne se crée qu’à travers la manière dont les élites politiques, au sens large, construisent les récits de ces événements. On se rend alors compte qu’un autre récit politique était possible après le 13 Novembre, qui aurait pu mettre en avant d’autres valeurs et priorités. Les Français auraient pu de nouveau se rassembler plutôt que de sombrer dans la haine (enquête Ipsos/Cevipof), le rejet de l’autre ou les demandes sécuritaires. C’est ce que montrent les dynamiques d’opinion des vingt-cinq dernières années.
Grâce à l’indice longitudinal de tolérance fondé sur 65 séries de questions du baromètre annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, on peut mesurer les évolutions de la tolérance depuis 1990. Cet indice montre que les préjugés et la tolérance évoluent, parfois brutalement. Les citoyens sont ambivalents sur ces questions, comme l’a montré le politologue Paul Kellstedt pour les Américains. En chacun de nous coexistent des dispositions à l’ouverture aux autres ou à la fermeture. La domination des unes sur les autres dépend du contexte et de la manière dont les élites politiques parlent et racontent l’immigration et la diversité.
Depuis 1990, la France a connu les attentats islamistes de l'été 1995 à Paris, ceux de Washington et New York en septembre 2011, de Madrid en mars 2004, de Londres en juillet 2005 et de l'Hyper Cacher et de Charlie Hebdo en 2015. Pourtant, en 1995, 2001 et 2004, on ne constate pas de crispation raciste. Surtout, en 2015, entre la vague du baromètre de novembre 2014 et celle de février 2015, les Français sont même redevenus plus tolérants. En revanche, on constate une baisse importante entre 2004 et 2005 avant tout à cause des émeutes en banlieue. Les événements en soi n'aboutissent pas obligatoirement à enclencher une dynamique autoritaire, selon les termes de Karen Stenner.
Le récit politique qui est fait des événements est le facteur déclenchant d’un retour des demandes d’ordre, de sécurité, voire de fermeture. En 2005, la focale autour «d’émeutes musulmanes» a été présente dans les débats français, au détriment d’autres manières de couvrir et d’interpréter ces événements comme les inégalités sociales ou la relégation urbaine. Ce prisme musulman a eu des conséquences majeures sur la montée de l’islamophobie dans certaines strates de l’opinion publique et a abouti à une baisse de l’indice de 6 points. La présidentielle de 2007 s’est jouée notamment à Clichy-sous-Bois.
Cette place du récit collectif est donc primordiale si on veut comprendre les dynamiques d’opinion et de votes en jeu au cours de l’année 2015. Les attentats de janvier ont permis de «sortir par en haut», grâce notamment aux manifestants du 11 janvier. On sait bien que ces citoyens prônaient la tolérance et l’attachement à la liberté d’expression et non le rejet de l’islam et des immigrés. L’indice a alors progressé de 2 points en trois mois. Cela n’a pas empêché la progression du FN aux départementales, mais, globalement, il y avait une volonté de faire démocratie ensemble, de proposer un discours et un projet alternatif à la méfiance envers l’autre. Cela nous apprend que le combat pour l’interprétation des événements n’est pas perdu d’avance, bien au contraire.
La situation est bien différente après le 13 Novembre. D'abord, la répétition des attaques interroge de nouveau la capacité des services de renseignements à défendre le territoire. Ensuite, ils se produisent après que la bataille sémantique sur les réfugiés syriens a plutôt tourné en faveur des partisans de la fermeture des frontières. La gauche n'a pas assez lutté contre ces discours, et depuis a même renoncé. Enfin, les mesures proposées par l'exécutif pointent toutes vers une «sécuritarisation» de l'enjeu migratoire (selon l'expression d'Ariane Chebel d'Appollonia). On peut douter du caractère dissuasif de la déchéance de la nationalité pour des kamikazes, mais cette mesure est problématique surtout parce qu'elle installe et légitime le lien entre terrorisme, immigration et diversité. On renforce aussi ceux qui avaient proposé cette mesure auparavant. Il n'y a pas eu de récit équilibré permettant de tenir à la fois les objectifs du «vivre ensemble» et du vivre en sécurité. Désormais, il semble impossible de faire entendre d'autres arguments que le soutien à l'Etat d'urgence ou au contrôle des frontières. Toute proposition de relancer la lutte contre les discriminations ou de reconnaître, même symboliquement, le caractère pluriel de notre société semble inaudible et se voit renvoyée dans l'enfer de l'angélisme. L'indice longitudinal de tolérance de 2016 risque fort d'enregistrer une nouvelle crispation xénophobe.
On attend, à défaut d’entendre, des grandes voix qui pourraient proposer un récit alternatif. Tant qu’elles ne s’expriment pas, la mécanique politique s’enclenche : le PS se droitise, le parti Les Républicains aussi et le FN n’a même plus besoin de se singulariser pour exister. L’Hexagone de 2016 risque alors de ressembler à l’Amérique post-11 Septembre plutôt qu’à la France du 11 Janvier.