Les 6 et 13 décembre, les Français ont envoyé un double message. Au premier tour, celui de la colère, portée par un parti nationaliste et démagogue - 28 % des suffrages, record pour l’extrême droite au sein de l’Union européenne - et au second tour, celui de la responsabilité, incarnée par un regain de participation de près de 9 points, autre record qui constitue une sorte de front républicain citoyen, un réflexe démocratique précieux mais plus encourageant que rassurant. Car l’aveuglement serait d’oublier que si le plafond de verre est toujours bien en place, le FN ne cesse d’augmenter le nombre de ses voix, y compris au second tour. D’où, dès le soir du vote, un chœur séraphique des dirigeants politiques jurant leurs grands dieux que jamais ils n’oublieront l’exigence de changement exprimé par les Français et annonçant qu’ils allaient sur le champ s’employer à en faire la démonstration.
L’expérience incite à se montrer sceptique. Le FN a commencé à creuser son sillon en 1984. Ni Jacques Chirac en 1986 ni François Mitterrand en 1988 n’en ont tiré la moindre conclusion. Bien pire, en 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen s’est qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle, un funeste 21 avril, et que le président de la République sortant a été réélu avec 82 % des suffrages, aucune leçon, aucune décision n’a pris la mesure de l’événement. Et pourtant, déjà, la mobilisation des Français le 28 avril avait été spectaculaire et sans ambiguïté. Après l’alarme et le tocsin, on attendait le changement pour éviter le glas.
Las ! C'est l'inverse qui s'est produit. La Ve République a poursuivi sur son rythme ordinaire, celui qui, depuis l'ascension du FN, scande les alternances : l'enlisement dans les demi-mesures. Depuis que l'extrême droite progresse, s'implante, s'enracine et franchit étape après étape, malgré un programme aussi absurde qu'archaïque, la réplique s'incarne dans une république des demi-mesures. Lorsque la droite l'emporte, une pincée de libéralisme, lorsque la gauche est victorieuse, une cuillerée de social-démocratie. Dans les deux cas, une volonté de changement initiale, passant souvent par des mesures malheureuses, puis de timides avancées, toujours contrariées par des circonstances ingrates et par la peur des blocages sociaux.
Le FN progresse parce qu'en France les libéraux n'osent pas être libéraux et que les socialistes n'osent pas être socio-démocrates ou socio-libéraux. Hors de France, chez nos voisins, les socio- démocrates assument la social-démocratie et les libéraux pratiquent le libéralisme. Cela leur réussit mais ici, on se refuse à en tirer les conséquences. Alors que la Ve République accorde au pouvoir exécutif bien plus de moyens de gouverner qu'ailleurs, les politiques menées sont toujours plus timides.
Les premières réactions sont caricaturales. La droite française n’a jamais été aussi à droite qu’au second tour des élections régionales, avec un FN à 28 % et une alliance LR-centristes à 40 %, mais le Front de gauche, les Verts et les frondeurs demandent une inflexion en sens opposé. Quant aux LR, qui ont si grand besoin d’un débat sur leur ligne, leur programme et leur leader, ils réagissent par un excès de caporalisme.
On s’interroge sur la nécessité de changer le style, les hommes, les idées, voire les coalitions ou le mode de scrutin. Mais le style a changé, il s’est même métamorphosé, du gothique gaullo-mitterrandien au postmodernisme des réseaux sociaux, de l’information continue et des conseillers en communication. Les hommes ne sont pas d’augustes vieillards : François Hollande, Manuel Valls, Emmanuel Macron sont arrivés au pouvoir bien plus jeunes que De Gaulle ou Mitterrand. Les idées sont sur la table depuis des années. Ce qui manque n’est pas la matière grise mais la volonté et l’énergie de les mettre en œuvre. Les Français, les sondages le prouvent, sont beaucoup plus ouverts aux réformes qu’il y a dix ans, même s’ils préfèrent toujours que les innovations concernent leurs voisins. Les syndicats réformistes progressent cependant régulièrement et l’extrême gauche est plus efflanquée que jamais. Face aux attentats, les citoyens ont manifesté spectaculairement un désir d’union et d’autorité démocratique. Rêvent-ils de grandes coalitions ? Autant des majorités d’idées peuvent se constituer sur des sujets cruciaux - comme le serait un vrai état d’urgence pour la croissance et l’emploi - autant une grande coalition ferait du FN la seule alternative. Ce serait lui mettre le pied à l’étrier. La colère, l’anxiété, le ressentiment, l’amertume ne reculeront que si des progrès concrets et des résultats mesurables se manifestent et ressuscitent la confiance. Cela ne saurait se produire que si l’on en finit avec la République des demi-mesures.
La chronique d’Alain Duhamel reprendra le jeudi 7 janvier 2016.