A priori, plus le restaurant est inaccessible en termes de prix ou d’attente, plus le plaisir promet d’être là : tous les moyens sont mis en œuvre pour que le convive (passé un certain stade, on n’est plus un vulgaire «client») passe le meilleur moment possible.
La tendance générale va vers le dépouillement : on dîne dans une ambiance de loft new-yorkais aseptisé, dans un face à face brut avec son assiette ; à force de vouloir démocratiser le bien-manger, la dégustation est souvent perturbée par le confort sacrifié, les tables trop serrées, l’espace bruyant. Mais certaines enseignes partagent encore l’idée qu’on profitera mieux dans un lupanar chatoyant à la Marie-Antoinette, notamment les restaurants de palaces français. Des Versailles en miniature où les pieds s’enfoncent dans la moquette, les yeux restent accrochés par le lustre qui se reflète dans les banquettes chromées. Une personne dédiée à chaque table veille à ce que les plats arrivent au bon moment, pas lorsqu’on s’absente aux toilettes, ce qui fournit d’ailleurs au serveur l’occasion de replier la serviette avec les couverts. Pour jouir du spectacle, encore faut-il avoir le sentiment d’être à sa place.
Dans l’assiette, il y a encore une fois deux écoles. Certains préparent des plats faits pour mettre l’eau à la bouche : un pressé de foie gras crémeux aux figues et girolles, de chez Frenchie (Paris), est beau, et on voit tout de suite pourquoi ça va être bon. D’autres tables préfèrent désarçonner le mangeur. Comme le Mugaritz, en Espagne : les deux étoiles protègent, en théorie, de l’intoxication alimentaire, mais on peut légitimement douter lorsque le chef sert des cailloux (en fait, des pommes de terre roulées dans l’argile, mais il faut goûter pour le savoir), puis de la crête de coq, de la sauce qui tache et qui laisse une trace sanguinolente sur la nappe blanche. La déstabilisation participe du plaisir. La surprise est d’ailleurs largement acceptée et on compte autant de bonnes tables avec un menu unique et imposé que celles qui gardent une carte. Quand il y a trop d’options, on est presque sûr de mal manger.
Autre certitude de notre époque : le plaisir serait dans l'abondance. Il est moins question de portions gargantuesques que de bonus : des amuse-bouche avant l'entrée, des goodies entre les plats, un pré-dessert avant le dessert et des mignardises ensuite, alors que le ventre est déjà saturé. En somme : le plaisir se loge dans tout ce qui n'est pas inscrit sur la carte, ni sur l'addition.