Le monde de la guerre froide, avec sa division en deux blocs et sa stabilité fondée sur l'équilibre de la terreur, semble appartenir à des temps enfouis. Il n'en reste pas moins la genèse de celui d'aujourd'hui, postsoviétique et postmaoïste, complètement globalisé, multipolaire voire a-polaire et surtout beaucoup plus imprévisible. Livre inclassable où se mêlent souvenirs personnels, réflexions stratégiques et chroniques, Secrètes Histoires évoque nombre d'anecdotes et d'éléments peu connus - parfois mêmes restés jusqu'ici secrets - de l'affrontement entre les deux superpuissances.
«Il ne s'agit non pas de suggérer que l'histoire est le produit de complots car ceux ci sont bien plus rares que ne le prétendent les théoriciens de la conspiration, mais d'illustrer comment une cause limitée peut produire de grands effets», écrit François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique et président de l'International Institute for Strategic Studies de Londres, dans cet ouvrage qui veut montrer combien le mot «inévitable» est à manier avec précaution en matière d'événements et d'évolution des sociétés humaines. Le hasard a sa part. Il le raconte avec verve mais chaque chapitre est aussi l'occasion d'une analyse plus poussée de ses conséquences souvent sensibles encore aujourd'hui.
L'ouverture du livre donne le ton : l'assassinat, le 25 janvier 1985, par Action directe, de René Audran, responsable des affaires internationales à la Délégation générale de l'armement. Un poste pour lequel François Heisbourg, alors haut cadre chez Thomson-CSF et lui aussi inscrit sur la liste des cibles du groupe terroriste, était pressenti avant que sa nomination ne soit bloquée pour des soupçons de collaboration avec le KGB. Il sera pleinement innocenté de cette manip montée par le renseignement soviétique pour le mettre hors-jeu. Conseiller à la Défense et à l'Elysée, ce diplomate était, dans les années qui ont précédé et suivi la chute du Mur, au cœur du pouvoir. «Les missiles sont à l'Est et les pacifistes à l'Ouest», clamait François Mitterrand, acceptant que dans la loi de programmation militaire, l'URSS soit enfin clairement désignée comme «l'ennemie» alors même qu'en cette année 1982 les communistes participent encore au gouvernement. C'est aussi à cette époque que peu à peu les Occidentaux - et en premier lieu le président socialiste - prennent conscience de la fragilité croissante du système soviétique qui, jusque-là, sur le papier tout au moins, semblait invincible. Un indice révélateur fut la recherche d'un professeur de Princeton, Murray Feshbach, montrant l'augmentation du taux de mortalité infantile et la baisse constante de l'espérance de vie en URSS.
«Cela explique que des individus de mon espèce et d'autres pourront mener une politique dynamique vis-à-vis de l'URSS et pas seulement d'endiguement», raconte Heisbourg, qui n'en rappelle pas moins qu'à l'époque, l'armée rouge avait planifié une guerre éclair, se donnant une semaine pour aller jusqu'à la Manche et une de plus pour pousser jusqu'aux Pyrénées selon un plan de bataille que les Occidentaux se procureront en 1988.
La guerre froide fut plusieurs fois sur le point de basculer. «Nous savons aujourd'hui que nous avons largement dû au hasard de ne pas avoir assisté à un cataclysme nucléaire tant furent nombreuses les sources d'un effondrement de la dissuasion», analyse l'auteur, qui revient sur plusieurs de ces incidents restés longtemps inconnus. Ainsi, en octobre 1962, en pleine crise des missiles à Cuba, un sous-marin soviétique B-59 en plongée est bloqué au large de l'île par la marine américaine. Les trois officiers responsables à bord doivent décider seuls, sans pouvoir contacter Moscou : ou se rendre, ou couler avec des torpilles le porte-avions et les destroyers qui les menacent, au risque d'enclencher un conflit. Un des trois, Vassili Arkhipov, réussira à empêcher le tir fatal.
Autre héros, le colonel Stanislav Petrov, de permanence le 26 septembre 1983 dans le PC centralisant les données fournies par les satellites soviétiques, scrutant en permanence les sites américains de lancement de missiles intercontinentaux. Brusquement, apparaît sur l’écran les traces d’un tir partant du Middle West, suivi de trois autres. Certes, la tension entre les deux grands est à nouveau à son comble depuis la destruction d’une Boeing sud-coréen qui avait violé l’espace aérien sibérien, mais le tir de quatre fusées n’a aucun sens. Le système de riposte soviétique ne s’en met pas moins en branle et il faudra tout le sang-froid de cet officier pour le bloquer. Il s’agissait d’une dysfonction technique.
Le livre fourmille de tels récits qui évoquent aussi le Moyen-Orient et notamment le «prêt» de Paris à l'Irak de Saddam, en difficulté dans sa guerre contre l'Iran, de cinq chasseurs Super-Etendard ; la crise de la construction européenne ; la lutte contre le terrorisme après le 11 Septembre ou le grand retour de la Russie dans l'arène internationale. François Heisbourg reste plus convaincu que jamais de la nécessité d'une diplomatie active qui ne soit ni la realpolitik à l'ancienne ni seulement l'idéalisme des valeurs : «Le monde n'a pas été "aplati" par la globalisation, et la politique étrangère d'une superpuissance ne peut se résumer à l'ajustement des réglementations de la mondialisation.»