Bien que, ou plutôt parce que dépassé au box-office par Snoopy, The Big Short : le casse du siècle est un film à voir car il est engagé et intelligent (1). En faisant un récit époustouflant de la crise américaine de 2008, il rend intelligibles des mécanismes financiers qui ont eu un impact démentiel sur nos vies. Ce film est un livre de finance animé, où les concepts théoriques sont incarnés dans des scènes ahurissantes. On n'a pas trouvé mieux pour marquer les esprits ! Le lien entre les produits toxiques et la bulle immobilière est personnifié dans une stripteaseuse à Miami.
La scène se déroule dans une cabine privée, pole dance et musique électronique : la jeune femme explique, en dansant, qu’elle possède plusieurs maisons achetées à crédit. On comprend qu’elle n’a pas compris les conditions de ses crédits, dont les taux vont rapidement augmenter de 200%. Elle ne pourra pas rembourser. Qui a intérêt à lui prêter autant d’argent au risque évident de ne pas être remboursé ? On rencontre alors le broker qui lui a trouvé ses crédits dans un bar d’hôtel pour VRP. C’est un jeune homme vulgaire qui pourrait tout autant vendre de l’électroménager. Steve Carell lui demande pourquoi son patron prend de tels risques, et s’il vérifie la solvabilité de l’emprunteur. Adossé au bar, un cocktail trop sucré à la main, le broker explique que son job à lui est de faire du volume en dégotant des clients à qui on ne prête pas normalement. D’où la stripteaseuse.
De toute façon, ces prêts sont revendus à des big banks qui les assemblent et les revendent de nouveau sur les marchés. Ces deux scènes racontent concrètement la titrisation et le transfert du risque, deux charges explosives responsables de la crise. Pourquoi n'a-t-on rien vu venir ? C'est une jeune femme en maillot de bain, employée par le régulateur boursier américain qui nous l'explique : il n'y a plus assez de budget pour suivre l'innovation financière ; son job est devenu ennuyeux. Elle est justement au bord de cette piscine, dans un hôtel où se déroule une convention de banquiers, pour se trouver un nouveau job. Finn Wittrock, son cousin, lui demande s'il n'y a pas de loi qui interdit de passer du régulateur à l'industrie bancaire. Elle éclate de rire à cette question naïve ; son rire incarne merveilleusement le conflit d'intérêts qui a caractérisé les années 2000.
A plusieurs reprises, les acteurs s’adressent directement au spectateur en fixant la caméra pour nous rappeler que tout ceci a bien eu lieu, et que nous en avons été les premières victimes. L’éclatement de la bulle finit par arriver et l’information est révélée par des gérants de fonds qui organisent le fameux «big short» en pariant sur le retournement du marché immobilier américain. Ils se servent des produits disponibles pour spéculer et s’enrichir sur l’éclatement de la bulle. L’issue du film illustre donc aussi un concept théorique, principe cher à Adam Smith : la quête individuelle de profit est le mécanisme ultime qui corrige les déséquilibres du marché. Ces irréductibles libéraux s’insurgent contre le non-respect des contrats et l’absence de transparence des prix pratiqués par les banques.
Aussi, leur amertume est immense quand les banques sont sauvées par l’argent public à la fin. Les banquiers n’étaient donc pas stupides ! Ils ont pris des risques énormes en sachant qu’ils seraient sauvés car une faillite bancaire détruirait tout le système. L’aléa moral et le risque systémique sont figurés dans l’expression écœurée de Steve Carell, qui réalise que les profits ont été individuels mais les pertes collectives. Certes, le film donne la primeur de la connaissance à des opérateurs de marché alors que les mécanismes étaient décrits dans des articles universitaires depuis 2003. L’histoire n’est donc ni complète ni tout à fait juste. Mais la magie du cinéma opère : en incarnant les concepts théoriques, en les matérialisant, le film affecte plus les corps et les consciences que des chiffres et des équations. Une histoire de division du travail. D’ailleurs à la toute fin du film, Steve Carell s’adresse directement à notre conscience citoyenne : il parle en 2008 et se demande si dans quelques années les gens se souviendront que les banques ont détruit des millions d’emplois ou si la faute sera rejetée, comme d’habitude, sur les pauvres et les immigrés…
(1) Film adapté du roman de Michael Lewis, réalisé par Adam McKay, sorti le 23 décembre en salles.