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Libération
Chronique «Ré/Jouissances»

J’aurais tellement voulu être apatride

Rêveries d’un inclus bardé de droits autour du romanesque destin d’un apatride, sanction idiote promise aux terroristes.
publié le 11 janvier 2016 à 17h51

Voguer seul, au large des appartenances. Rompre avec le passé et disparaître masqué dans les souterrains de l’histoire. Déchirer sa carte d’identité comme d’autres brûlent des billets de banque.

Etre un internationaliste recherché par Interpol plutôt qu’un Européen cherchant sa boussole…

J’ai longtemps rêvé d’être apatride, d’en finir avec la nation qui est la mienne, de liquider les facilités et les pesanteurs qui me viennent de ce vieux pays appartenant à un vieux continent.

La France ? J’en aurais volontiers baissé l’étendard en flambard assez goguenard, en ramenard assez salopard. Cela m’énervait, ce service militaire auquel il fallait se conformer si on n’arrivait pas à se faire réformer quand désormais le service civique s’offre en panacée du brassage citoyen. Cela m’ulcérait, cette révérence gardée aux héros chronologiques de la fierté d’être roi, Louis XIV, Napoléon, De Gaulle. Et cela me faisait tordre le nez, le chauvinisme nationaliste qui n’était pas bien différent du chauvinisme patriotique.

Aujourd’hui, je m’élève évidemment contre la déchéance de nationalité et la fabrication de sans-pays, manière d’écraser une mouche avec un marteau. Je réprouve la manière dont la gauche donne des gages aux angoisses d’une population apeurée par le terrorisme islamo. Surtout, je sais trop combien il est facile de jouer les méprisants et les ingrats quand on est bordé de protection bleu-blanc-rouge alors que des milliers d’étrangers demandent asile et refuge. Et je suis conscient qu’il est plus simple de vouloir couper avec ses racines quand celles-ci sont bien accrochées au droit du sol et labourent depuis longtemps des sillons abreuvés d’un sang de plein droit.

Malgré tout, j’ai parfois des remontées de rêveries adolescentes qui me libèrent des liens noués trop serrés, qui m’isolent de ma civilité d’origine ou qui me jettent dans des océans d’indignité. Parfois, je laisse le romanesque relever haut le col de mon caban à la Corto Maltese.

1) Je rêve que j’enfile la vareuse des marins libertaires de Kronstadt. Je suis l’un de survivants de cette commune libre qui voulait donner tout le pouvoir aux soviets. Je suis un des rares qui ont échappé à l’armée rouge de Trotski. Je fuis les tchékistes sur les routes de l’exil. Bientôt, je ne serai plus qu’un fuyard aux identités de fortune, aux nationalités de corde et de sac, aux papiers mal imités. Se fabriquer un faux passeport, changer de nom, changer de lit, changer de corps, voici comment les commis voyageurs d’une révolution perdue trahissent leurs espoirs déçus et vagabondent de renoncements en accommodements, avant de se retrouver en Espagne côté républicain, en butte aux mêmes autoritaires staliniens.

2) Je rêve que je rabats sur l’oreille le feutre noir des chefs de réseau de la Résistance ralliés à l’homme du 18 Juin, déchu de sa nationalité par Vichy, apatride accueilli par Londres.

Plus compliqué, plus polémique, plus intéressant, je rêve que je me laisse pousser une moustache de danseur de tango façon Mitterrand, combattant de l’intérieur à l’itinéraire contrasté, où l’ambition pouvait porter la francisque mais où le courage physique et le mépris du danger sonnaient haut et clair.

3) Je rêve que je baisse la capuche de mon sweat et que je rajuste la bandoulière de ma sacoche à ordinateur. Je suis un réprouvé numérique, un partageur de données, un utopiste infantile qui aurait mieux fait de se méfier quand il a décidé de défier les gardiens du secret défense. J’habite dans des niches virtuelles, dans des réduits du dark Net. Je suis Julian Assange, reclus en principauté diplomatique à Londres, poursuivi par les maîtres du monde américains et le puritanisme scandinave réunis. Je suis Edward Snowden, en résidence extraterritoriale à Moscou, comme un espion du temps de la guerre froide quand je voulais juste entraver les menées de tous les Big Brother.

4) En revanche, je ne rêve pas que je suis une bombe humaine qui s’allume pour Daech. Je ne suis pas l’un de ces jeunots à la petite bouille bien sympathique qui retournent leurs armes contre la République qui les a laissés grandir dans des cités reculées.

Eux ne se revendiquent pas sans attaches. Ils ne cherchent pas le grand large, l’indépendance, l’autonomie, la solitude, la liberté risquée. Ils veulent un dieu et des commandements, un chef et de l’autorité, un Etat et une religion, des frontières et de la protection, de la coercition et du martyre. Ils partent pour aller quelque part et pour en revenir en pétards meurtriers. Ils sont l’exact inverse de ces évadés de l’identité, de ces dissociés de la cause commune, de ces partis pour s’en aller. Ils ne méritent pas d’être honorés du beau et terrible nom d’apatride.