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tribune

Nilüfer Göle «Il franchit une nouvelle étape dans le débat sur l’islam»

Pour la sociologue, directrice de recherche à l’EHESS, la politique de Manuel Valls se fonde sur la construction d’ennemis alors que les musulmans ordinaires et les jihadistes font partie des sociétés européennes.

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Publié le 12/01/2016 à 17h11

En accusant la sociologie de propager une culture de l’excuse, Manuel Valls franchit une nouvelle étape dans le débat autour de l’islam. Cette dynamique est une régression intellectuelle qui va de pair avec une politique basée sur la construction d’ennemis. En 2002 déjà, Oriana Fallaci, journaliste italienne de renom, appelait à ignorer «le chant» des intellectuels et leur prétendue tolérance pour pouvoir librement et courageusement exprimer la rage contre l’islam. Depuis, la rhétorique anti-intellectuelle ne cesse de se propager trouvant d’autres porte-parole aussi bien à droite et à gauche, et ce dans toute l’Europe.

En érigeant la liberté d’expression comme une arme dans la bataille contre l’islam, un appel à l’intransigeance gagne du terrain. A chaque étape, les tabous tombent les uns après les autres, on cherche à se libérer de la culpabilité du passé colonial, on annonce la fin du multiculturalisme, on refuse l’appellation raciste, et on ridiculise la pensée bienveillante, «politiquement correcte». C’est la sociologie qui est accusée d’être porteuse de cette culture de l’excuse qui entraverait la fermeté des politiques publiques.

Certes, on ne peut pas expliquer des actes de violence par les seuls facteurs d’inégalités et d’exclusion. Ce serait bien trop superficiel. Mais il est tout aussi paradoxal d’ignorer que c’est par les enquêtes sociologiques que nous comprenons comment l’islam, les musulmans «ordinaires» comme les «jihadistes» font partie des sociétés européennes. Le confort des frontières qui séparent les citoyens de «souche» de ceux issus de l’immigration a disparu. Les attaques terroristes en témoignent d’une manière violente et tragique. Les débats sur la présence des musulmans, la visibilité des signes religieux dans la vie de la cité en sont aussi la preuve. Le souhait de ne pas faire l’amalgame entre les différents musulmans n’a plus vraiment cours depuis le 13 Novembre. Vouloir juxtaposer une communauté monolithique de la nation avec la société, qui est de plus en plus constituée de citoyens aux multiples appartenances, est pourtant une nostalgie du passé républicain. Le désir d’adhérer à l’identité nationale et d’expulser ceux qui ne font pas corps avec la nation et ses valeurs conduit à une impasse politique. Plus que jamais, la sociologie peut nous aider à comprendre la possibilité de faire lien et de faire cité.

Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, 2015.