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Libération
TRIBUNE

Déchoir, dit-elle... Ou résister.

Déchéance de nationalité, la polémiquedossier
Je suis française, européenne, cosmopolite, comme peut l’être Paris. La déchéance de nationalité, c’est l’aveu politique du renoncement, c’est un pathétique défaussement, le reniement pur et simple des enfants perdus de la République.
Des drapeaux français, le 27 novembre 2015, jour d'hommage national aux victimes des attentats de Paris. (Photo : Damien Meyer. AFP)
par Sandrine Ducros, citoyenne française
publié le 14 janvier 2016 à 11h06

C’était il y a un an déjà, c’était il y a un an seulement. Côte à côte nous marchions dans les rues de Paris… Depuis les attentats du 7 janvier, depuis surtout la marche du 11 janvier, une question lancinante s’est imposée. Jamais de ma vie je n’avais tant entendu la Marseillaise spontanément chantée. Donc je me suis interrogée, sur quelque chose qui pour d’autres semblerait évident : en quoi puis-je dire aujourd’hui que je me sens française ? Que peut bien circonscrire ce mot de mon identité ?

Je suis née sur le sol d’un pays, la France, où mes parents sont nés. Enfant, dans la banlieue parisienne, j’ai été à l’école publique, celle de la République, avec d’autres enfants qui n’étaient pas tous nés, comme moi, sur le sol français ou de parents français. Pourtant, à mes yeux, il n’y avait pas de différence : ensemble nous vivions, ensemble nous grandissions, partageant, je le croyais, une même expérience.

J’ai eu la chance de poursuivre des études supérieures, de voyager, de lire, d’aller au cinéma et aux concerts, d’être chaque fois touchée et éblouie par le pouvoir transformateur de la culture. J’ai eu la chance de naître à une époque où le monde, son infinie diversité, semblait pouvoir s’offrir à ma vibrante curiosité, par l’accès à un medium puissant supposé sans limite avec lequel toute ma génération s’est constituée : Internet. De ma fenêtre, je ne voyais pas seulement la France, je pouvais voir le monde entier. Et j’ai souvent tremblé, regardant chaque soir le JT, pour des événements qui avaient lieu au-delà des océans, sur d’autres continents : très tôt dans ma vie je me suis sentie citoyenne du monde, bien plus sûrement que je ne me sentais française. Car très tôt j’ai compris que, par-delà les différences, nous partagions en tout point du monde une même humanité.

Jamais je n’ai été séduite par le nationalisme. Ayant grandi à l’ère du village global, j’ai toujours trouvé que la «nation» était un cadre trop étriqué pour l’épanouissement serein de l’expérience humaine. Chaque jour je vois des gens quitter leurs pays en proie aux guerres ou à la misère, traverser sans faillir des mers déchaînées, des territoires hostiles – parce qu’ils sont «étrangers» –, échapper parfois à de fatales frontières pour le droit simple d’exister.

Alors voilà qu'il me faut bien le constater : j'ai la chance d'être née française, dans un pays démocratique par temps de paix. Au lendemain de la marche républicaine du 11 janvier 2015, Libération titrait sa Une d'une glorieuse sobriété : «Nous sommes un peuple». J'étais émue aux larmes. Peut-être n'étions-nous alors pas tous «Charlie» mais en ce jour nous n'étions plus ni de gauche ni de droite, nous marchions côte à côte Français et étrangers, et nous étions unis.

Un an plus tard, le gouvernement présumé socialiste que j’ai contribué à élire – parce que je suis française, j’ai le droit de voter – le gouvernement de la République entend déchoir de leur nationalité ses citoyens dangereux, les semeurs de terreur, ces individus français ou de double allégeance qui mettraient en péril l’intégrité de la Nation…

Cette réponse aux attentats, cette réponse à l’effroi, sans recul, sans vision, m’étonne et me déçoit : suffirait-il vraiment de nier l’existence d’un mal qui progresse en soi pour le mater ? Il faut avoir bien peu confiance en la puissance de ses institutions, accorder bien peu de crédit au pouvoir salvateur de ses propres valeurs pour en exclure définitivement ceux qui s’en sont fautivement éloignés, savamment convertis par un système ennemi à ses dogmes obscurs.

Déchoir de sa nationalité un citoyen jugé «mauvais», ce n’est pas seulement le punir pour ce que ses actes ont de répréhensible, c’est le sortir définitivement de notre société, l’empêcher de prendre part au système censé l’améliorer ; ce n’est pas faire échec à son désir de destruction, ce n’est pas le soustraire à la pulsion morbide, c’est au contraire quelque part lui donner raison, le légitimer : c’est estimer (avec les fous) que la citoyenneté républicaine (ses droits et ses devoirs répétés à l’égard d’une communauté humaine) ne pourrait qu’échouer à sauver un individu de ses errements. La déchéance de nationalité, c’est l’aveu politique du renoncement, c’est un pathétique défaussement, c’est le reniement pur et simple des enfants perdus de la République.

A l’idée qu’un gouvernement «socialiste» puisse s’engager dans cette voie dangereuse du rejet ultime de ses propres sujets déviants, je me suis de nouveau questionnée : en quoi donc suis-je française ? Je possède une carte d’identité, un passeport, une carte électorale sur lesquels apparaît ma nationalité. Jusqu’à récemment je n’avais jamais vibré d’enthousiasme en entendant «la Marseillaise» – en vérité, les mots violents de l’hymne m’ont toujours hérissé –, et même mélodiquement j’ai toujours préféré «Le Chant des partisans»… Avant, je n’étais pas émue à la vue d’un drapeau bleu-blanc-rouge hissé haut sur les façades des bâtiments gardiens de la Nation.

En 2015, je dois l’avouer, mon rapport à ces symboles a subtilement changé. Non pas que je sois devenue nationaliste, tant ce concept exaltant le repli sur soi ne cessera de me terrifier – surtout si l’on garde bien présentes en mémoire les horreurs récurrentes auxquelles les nationalismes du XXe siècle ont pu mener, à combien d’extrémismes et de guerres et avec quelle célérité… Mais, cette année, j’ai pris conscience plus frontalement de ce qu’être française avait pu m’apporter : la possibilité d’appartenir à un peuple solidaire vivant en bonne intelligence avec un idéal commun qu’il serait temps de raviver.

Cet idéal commun est formulé en une devise, héritée de la Révolution française, et inscrite bien visible au fronton des murs porteurs de notre République : Liberté, égalité, fraternité. C’est cet idéal qui nous a fait marcher dans les rues le 11 janvier, qui nous a fait tenir debout dans le Paris fébrile et endeuillé d’après le 13 novembre. C’est cet idéal que des migrants épuisés – pour certains apatrides – s’obstinent à chercher dans leur exil. Et c’est cet idéal que le terrorisme (comme tout système totalitaire) s’applique à disloquer : car pour étendre son empire il lui faut détruire l’idée-même de solidarité humaine.

Je suis française, européenne, cosmopolite, comme peut l’être Paris. Et de la République française dans laquelle je suis née – et qui ne cesse d’être abîmée de tous côtés – j’ai hérité un idéal qui ne saurait s’user que si on l’oubliait, que si on le bafouait : Liberté, égalité, fraternité.

Comme un mantra, notre devise vaut d’être dite et répétée. Mais ces mots restent vains si l’on répète sans appliquer. Ainsi, par le hasard de ma naissance, je suis française et je n’en éprouvais auparavant aucune fierté particulière. Mais je sais aujourd’hui que je me sentirai française tant que cette République qui m’a élevée continuera de résister, en portant haut et sans faiblir les valeurs éternelles de sa devise, qui sont la clé de voûte de l’émancipation et du progrès universels.