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Personnages

La super absence des super-héroïnes

Malgré les quelques figures féminines apparues dans les comics après la Seconde Guerre mondiale, le genre est longtemps resté très viril. Et les tentatives récentes peinent à briser ce quasi-monopole, aux références très masculines.
(Illustration DC)
publié le 27 janvier 2016 à 18h01

Il y a peu de femmes dans l'Olympe des super-héros. L'invisibilité du deuxième sexe dans la BD ne date pas d'Angoulême. A l'exception notable de Wonder Woman, les femmes aux superpouvoirs sont souvent de pâles avatars de leurs collègues masculins. «Leurs pendants mineurs et amoindries», note Amélie Junqua, maîtresse de conférences à l'université d'Amiens et co-organisatrice, avec sa collègue Céline Mansanti, d'une journée d'études sur les femmes et la bande dessinée (1). «Le genre super-héroïque est fondé sur le combat, l'affrontement entre les forces du Bien et celles du Mal. C'est un genre par définition assez manichéen et brutal», résume Thierry Groensteen, de la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image d'Angoulême.

Les superpouvoirs des héroïnes ont ainsi longtemps été un peu moins supers que ceux des hommes. «Ceux-là n'ont pas de limite : ils s'allongent, s'enflamment ou se pétrifient. Les superpouvoirs des femmes sont plus souvent liés à la télépathie, à des écrans protecteurs : elles retiennent, elles éloignent, elles se confrontent moins», relève Gianni Haver, professeur à l'université de Lausanne et auteur avec Loïse Bilat de l'ouvrage Le héros était une femme (Editions Antipodes). La palme de la discrétion revenant à Susan Storm, alias la femme invisible, dans les Quatre Fantastiques.

Avec les quelques super-héroïnes apparues dès la Seconde Guerre mondiale, les comics tranchaient malgré tout avec le reste de l'univers médiatique où n'apparaissaient nulle part, ou presque, de figure d'héroïnes jusqu'aux années 80. La raison en était avant tout commerciale : tenter d'élargir le public restreint des lecteurs de comics. «Si on en croit les éditeurs de l'époque, ça a marché mais pas comme ils l'imaginaient : les femmes ne se sont pas massivement mises aux comics, mais les lecteurs masculins ont apprécié l'érotisation que les costumes moulants permettaient», poursuit Gianni Haver.

Les industriels américains DC Comics (Superman, Batman, Wonder Woman) et Marvel Comics (Spider-Man, X-Men, Hulk - racheté par Disney en 2009) contrôlent tout de leurs personnages : «Le super-héros est devenu une "appellation d'origine contrôlée" dans cet univers d'autoréférentialité constante», souligne Loïse Bilat, sociologue de la communication et des médias à l'université de Lausanne. Dans cette cosmogonie, il devient presque impossible de créer de toutes pièces de nouveaux arrivants. Loïse Bilat : «Ce monopole «explique le caractère secondaire des super-héroïnes. Les "nouvelles" doivent se construire sur un univers de références préexistantes, dont l'écrasante majorité est masculine.»

Quand, dans les années 70 et 80, les auteures femmes s'imposent dans le monde de la BD underground, c'est plutôt pour mettre en scène leur quotidien, comme Alison Bechdel et la communauté lesbienne de Dykes to Watch Out For, comme le note Céline Mansanti. «On cherche à plaquer un fantasme d'homme qui n'intéresse pas vraiment les auteures, ni les lectrices. Peut-être qu'une minorité dominée ne se représente pas le monde à coup de super-héroïnes "qui vont casser la gueule à leurs ennemis".»

Les super-héroïnes ont pourtant fait du chemin depuis les années 50 - les séries télévisées et les jeux vidéo, notamment, les y ont aidées. Buffy contre les vampires, Xena la guerrière ou Lara Croft ont fait leur preuve. «On savait que les filles pouvaient s'identifier à des héros masculins - elles n'avaient pas le choix -, on sait désormais que cette identification transgenre marche dans les deux sens : les hommes se retrouvent dans une héroïne», note Gianni Haver. Malgré ces énormes succès sur petit écran, les navets sur grand écran restent majoritaires. La pauvre Elektra (jouée par Jennifer Garner) a représenté une catastrophe au box-office : «Les créateurs manquent de foi dans les personnages féminins, ils investissent très peu et ça donne des films d'une nullité accablante», tranche Nicolas Labarre, maître de conférences en civilisation américaine à l'université Montaigne de Bordeaux. Cependant, les traits caricaturaux et stéréotypés de certaines super-héroïnes n'empêchent pas les lectrices de s'en emparer. «Dans une forme d'empowerment, les femmes piochent des fragments de personnages pour se construire une identité propre», explique Nicolas Labarre. C'est aussi ce que veut promouvoir le site Heroic Girls, créé par l'Américain John Marcotte. «Nous voulons que les filles et les femmes soient de plus en plus impliquées dans la création et la consommation de comic books, afin de les aider à rêver en grand, affiche le site internet. Les filles ont besoin de héros !»

(1) Les Femmes et la Bande dessinée : autorialités et représentations, le 2 juin à l'université d'Amiens.

Rens. : cmansanti@hotmail.com

Wonder Woman, la culotte étoilée

Elle a fait la une du premier numéro de la revue féministe

Ms

, en 1972. On la voyait écraser un avion militaire de sa main et la couverture était barrée d’un : «Wonder Woman for Président». Apparue en 1941, trois ans seulement après

Superman

, le premier des super-héros, la mère de toutes les héroïnes de comics est vite devenue une figure du féminisme américain. Son créateur, le docteur en psychologie William Moulton, l’a fait naître sur une île peuplée de femmes. On est en pleine Seconde Guerre mondiale : Wonder Woman est l’incarnation de celles qui remplacent à l’usine les hommes partis au front, comme le rappelle Loïse Bilat, qui lui a consacré un chapitre du livre

Le héros était une femme

. Mais Wonder Woman est-elle si féministe ?

«Il s’agit de montrer aux enfants américains un modèle de femme forte, mais sa force est largement encadrée par un récit et un contexte de publication misogynes»

, poursuit la chercheure suisse. Si l’héroïne quitte son île pour débarquer sur Terre, c’est par amour (du capitaine Trevor) et non pour sauver l’humanité.

«Elle doit être forte tout en restant une femme belle et bonne, une épouse dévouée à son mari.» 

Wonder Woman n’a rien d’un personnage secondaire - fait rare chez les super-héroïnes. Mais comme tous ces confrères - superflics alors qu’ils auraient le pouvoir de renverser l’ordre établi - elle est avant tout patriote avec sa culotte étoilée. Rebelle vis-à-vis de l’ordre masculin mais docile face aux règles du capitalisme. Plus royaliste que le roi, trop parfaite, elle souffre, selon l’expression de Loïse Bilat, d’«

hypercorrection»

.

Sh­e-Hulk, séduisante en bikini

Elle aurait pu être «la plus crasseuse des déclinaisons» de super-héros, selon Nicolas Labarre, maître de conférences en civilisation américaine à Bordeaux. Créée en 1980, a priori, comme une marque commerciale afin de bloquer les droits d'auteur, She-Hulk semblerait insipide par rapport à son cousin Bruce Banner, le scientifique irradié de rayons gamma se transformant en Hulk. Telle Eve sortie de la côte d'Adam, She-Hulk, blessée par balles, doit bénéficier d'une transfusion sanguine de la part de son cousin… héritant ainsi de sa force sur-humaine, mais à un degré moindre. Pourtant, bien plus qu'une pâle copie de l'affreux monstre vert, elle instaure progressivement un vrai «jeu métafictionnel», brisant le quatrième mur et s'adressant directement à son lecteur. S'amusant du côté très genré de son personnage, elle commente avec ironie ses tenues séduisantes. She-Hulk pose aussi de manière exemplaire la question du corps des super-héroïnes. Alors que Hulk est un monstre, une bête à peine capable d'onomatopées - les créateurs se sont inspirés de Frankenstein - pas question de rendre trop laide, musclée et monstrueuse sa déclinaison féminine. Dans les premiers comics surtout, le corps de She-Hulk est démesurément grand et vert, mais tout aussi séduisant avec son bikini. «Les producteurs craignent que ces femmes deviennent transgenres et ne plaisent plus au public cible : les ados hétéros», indique Loïse Bilat de l'université de Lausanne. Un classique au cinéma. «Dans la Fiancée de Frankenstein, Boris Karloff est rendu hideux par le maquillage, mais sa fiancée, certes, un peu pâlotte, reste une belle femme», note Gianni Haver. Qui souligne une réelle évolution : «Voir une femme sans bras à l'affiche de Mad Max était inimaginable il y a vingt ans

Jessica Jones, une détective privée capable de soulever des voitures

Figure de l'univers Marvel créé en 2001 par le scénariste Brian M. Bendis et le dessinateur Michael Gaydos, Jessica Jones a troqué sa vie de super-héroïne pour une activité a priori plus tranquille : détective privé au sein de l'agence Alias Private Investigations. Travaillant seule sur des affaires pas forcément prestigieuses (maris volages, mauvais payeurs), Jones évolue à New York. Dotée d'une force surhumaine - toujours pratiques, ces accidents à base de produits radioactifs -, elle est capable de soulever sans effort voitures et criminels. Et d'ingurgiter sans faillir moult verres de whisky, la clope au bec. On est ici sur le terrain du polar urbain et des coups qui font mal, pas chez Fantômette. Sur le site officiel de Marvel, sa succincte biographie rappelle également «qu'elle est capable de voler, bien qu'elle soit rouillée de ce côté-là». Adaptée en série l'an dernier par Netflix, Jessica Jones a désormais les traits de l'actrice Krysten Ritter (Breaking Bad). Située dans le même univers des Avengers, la série créée par Melissa Rosenberg (Twilight) prouve une fois de plus, après Agents of Shield et Agent Carter, que les héroïnes Marvel sont mieux traitées sur petit que sur grand écran. Jessica est tourmentée durant cette saison inaugurale par une ancienne connaissance, un manipulateur sadique nommé Kilgrave qui l'avait forcée à vivre avec lui (entre autres). Le trauma des victimes d'abus sexuels est ainsi évoqué tout au long des treize épisodes avec tact, loin du voyeurisme d'un Games of Thrones vivement critiqué par Rosenberg.

Kamala Khan, une adolescente pakistanaise du New Jersey

Elle n'est pas voilée de la tête aux pieds comme sa consœur Dust, sunnite afghane et membre des X-Men. Kamala Khan représente la version édulcorée de la super-héroïne musulmane. Adolescente de 16 ans, issue d'une famille pakistanaise mais vivant dans le New Jersey, elle a préféré la tunique courte à l'épaisse burqa. Lancée en 2014 via la série mensuelle Ms. Marvel par l'éditeur américain du même nom, la super-héroïne dispose du pouvoir de changer de forme à l'envi. Kamala Khan sait devenir très grande ou au contraire rapetisser, allonger ses bras ou faire grossir ses poings pour tacler les brigands. Cape rouge vif assortie d'un éclair doré bardant sa poitrine, l'adolescente présente tous les stéréotypes de la superhéroïne Disney, certes. Néanmoins, contrairement à un Superman qui combattrait une menace planétaire, elle essaie modestement de s'adapter à son quartier de Jersey City, s'attaquant à de petits cambrioleurs. Pas de naïveté : Kamala Khan s'inscrit dans le mouvement d'une industrie culturelle qui tente d'élargir son lectorat et de se débarrasser de clichés encombrants, l'accusant de machisme hétéro blanc.

Le versant philosophique des super-héros

Pas de super-héroïne dans Vies et Morts des super-héros. Dans ce livre coordonné par Laurent de Sutter, professeur de théorie du droit à Bruxelles, dix trentenaires (critique, historien de l'art, cinéaste… tous des hommes) dissertent sur dix figures mythiques de l'univers des comics et ce qu'ils disent de notre monde. «Le super-héros, c'est une humanité en accéléré en quelque sorte», justifie l'écrivain Tristan Garcia, interrogé par Libération, qui s'empare dans l'ouvrage de Docteur Strange, le maître des arts mystiques. Les chercheurs anglo-saxons ont depuis longtemps pris ces surhommes comme objet d'études - sous le prisme sociologique du genre ou des tensions postcoloniales. Vies et Morts des super-héros privilégie une approche philosophique. Le livre s'empare d'objets populaires pour décortiquer des concepts complexes au risque de rendre un peu trop graves les braves super-héros.

Batman y incarne la société carcérale analysée par Foucault : «Les super-héros, tels qu'ils sont mis en scène dans le cinéma hollywoodien d'après le 11 septembre 2001 jouent un rôle dans la légitimation de la surveillance panoptique», écrit Dan Hassler-Forest, professeur de Media Studies à l'université d'Utrecht.

Et l’Homme-Araignée devient le héraut de la crise d’identité, selon Dick Tomasovic théoricien du cinéma : «Nous sommes des ratés, dit Spider-Man, quoi que nous fassions.Spider-Man n’est en rien une école de la résignation. Il s’agit d’une éducation à l’impuissance. Il faut être fou pour penser qu’il ne s’agit pas d’une lecture utile.»