Elle aurait pu être «la plus crasseuse des déclinaisons» de super-héros, selon Nicolas Labarre, maître de conférences en civilisation américaine à Bordeaux. Créée en 1980, a priori, comme une marque commerciale afin de bloquer les droits d'auteur, She-Hulk semblerait insipide par rapport à son cousin Bruce Banner, le scientifique irradié de rayons gamma se transformant en Hulk. Telle Eve sortie de la côte d'Adam, She-Hulk, blessée par balles, doit bénéficier d'une transfusion sanguine de la part de son cousin… héritant ainsi de sa force sur-humaine, mais à un degré moindre. Pourtant, bien plus qu'une pâle copie de l'affreux monstre vert, elle instaure progressivement un vrai «jeu métafictionnel», brisant le quatrième mur et s'adressant directement à son lecteur. S'amusant du côté très genré de son personnage, elle commente avec ironie ses tenues séduisantes. She-Hulk pose aussi de manière exemplaire la question du corps des super-héroïnes. Alors que Hulk est un monstre, une bête à peine capable d'onomatopées - les créateurs se sont inspirés de Frankenstein - pas question de rendre trop laide, musclée et monstrueuse sa déclinaison féminine. Dans les premiers comics surtout, le corps de She-Hulk est démesurément grand et vert, mais tout aussi séduisant avec son bikini. «Les producteurs craignent que ces femmes deviennent transgenres et ne plaisent plus au public cible : les ados hétéros», indique Loïse Bilat de l'université de Lausanne. Un classique au cinéma. «Dans la Fiancée de Frankenstein, Boris Karloff est rendu hideux par le maquillage, mais sa fiancée, certes, un peu pâlotte, reste une belle femme», note Gianni Haver. Qui souligne une réelle évolution : «Voir une femme sans bras à l'affiche de Mad Max était inimaginable il y a vingt ans.»
Wonder Woman, la culotte étoilée
Elle a fait la une du premier numéro de la revue féministe Ms, en 1972. On la voyait écraser un avion militaire de sa main et la couverture était barrée d'un : «Wonder Woman for Président». Apparue en 1941, trois ans seulement après Superman, le premier des super-héros, la mère de toutes les héroïnes de comics est vite devenue une figure du féminisme américain. Son créateur, le docteur en psychologie William Moulton, l'a fait naître sur une île peuplée de femmes. On est en pleine Seconde Guerre mondiale : Wonder Woman est l'incarnation de celles qui remplacent à l'usine les hommes partis au front, comme le rappelle Loïse Bilat, qui lui a consacré un chapitre du livre Le héros était une femme. Mais Wonder Woman est-elle si féministe ? «Il s'agit de montrer aux enfants américains un modèle de femme forte, mais sa force est largement encadrée par un récit et un contexte de publication misogynes», poursuit la chercheure suisse. Si l'héroïne quitte son île pour débarquer sur Terre, c'est par amour (du capitaine Trevor) et non pour sauver l'humanité. «Elle doit être forte tout en restant une femme belle et bonne, une épouse dévouée à son mari.» Wonder Woman n'a rien d'un personnage secondaire - fait rare chez les super-héroïnes. Mais comme tous ces confrères - superflics alors qu'ils auraient le pouvoir de renverser l'ordre établi - elle est avant tout patriote avec sa culotte étoilée. Rebelle vis-à-vis de l'ordre masculin mais docile face aux règles du capitalisme. Plus royaliste que le roi, trop parfaite, elle souffre, selon l'expression de Loïse Bilat, d'«hypercorrection».
Jessica Jones, une détective privée capable de soulever des voitures
Figure de l'univers Marvel créé en 2001 par le scénariste Brian M. Bendis et le dessinateur Michael Gaydos, Jessica Jones a troqué sa vie de super-héroïne pour une activité a priori plus tranquille : détective privé au sein de l'agence Alias Private Investigations. Travaillant seule sur des affaires pas forcément prestigieuses (maris volages, mauvais payeurs), Jones évolue à New York. Dotée d'une force surhumaine - toujours pratiques, ces accidents à base de produits radioactifs -, elle est capable de soulever sans effort voitures et criminels. Et d'ingurgiter sans faillir moult verres de whisky, la clope au bec. On est ici sur le terrain du polar urbain et des coups qui font mal, pas chez Fantômette. Sur le site officiel de Marvel, sa succincte biographie rappelle également «qu'elle est capable de voler, bien qu'elle soit rouillée de ce côté-là». Adaptée en série l'an dernier par Netflix, Jessica Jones a désormais les traits de l'actrice Krysten Ritter (Breaking Bad). Située dans le même univers des Avengers, la série créée par Melissa Rosenberg (Twilight) prouve une fois de plus, après Agents of Shield et Agent Carter, que les héroïnes Marvel sont mieux traitées sur petit que sur grand écran. Jessica est tourmentée durant cette saison inaugurale par une ancienne connaissance, un manipulateur sadique nommé Kilgrave qui l'avait forcée à vivre avec lui (entre autres). Le trauma des victimes d'abus sexuels est ainsi évoqué tout au long des treize épisodes avec tact, loin du voyeurisme d'un Games of Thrones vivement critiqué par Rosenberg.
Kamala Khan une adolescente pakistanaise du New Jersey
Elle n'est pas voilée de la tête aux pieds comme sa consœur Dust, sunnite afghane et membre des X-Men. Kamala Khan représente la version édulcorée de la super-héroïne musulmane. Adolescente de 16 ans, issue d'une famille pakistanaise mais vivant dans le New Jersey, elle a préféré la tunique courte à l'épaisse burqa. Lancée en 2014 via la série mensuelle Ms. Marvel par l'éditeur américain du même nom, la super-héroïne dispose du pouvoir de changer de forme à l'envi. Kamala Khan sait devenir très grande ou au contraire rapetisser, allonger ses bras ou faire grossir ses poings pour tacler les brigands. Cape rouge vif assortie d'un éclair doré bardant sa poitrine, l'adolescente présente tous les stéréotypes de la superhéroïne Disney, certes. Néanmoins, contrairement à un Superman qui combattrait une menace planétaire, elle essaie modestement de s'adapter à son quartier de Jersey City, s'attaquant à de petits cambrioleurs. Pas de naïveté : Kamala Khan s'inscrit dans le mouvement d'une industrie culturelle qui tente d'élargir son lectorat et de se débarrasser de clichés encombrants, l'accusant de machisme hétéro blanc.
Après Black Panther, premier superhéros noir apparu en 1960, et ses tentatives de rapprochement avec les communautés gay ou latinos plus récemment, l’américain Marvel fait d’une pierre deux coups et cherche à se rabibocher avec les femmes autant qu’avec les musulmans. A San Francisco, un collectif d’artistes s’est même emparé du personnage pour détourner des publicités islamophobes, Kamala Khan appelant tous les «antifanatiques» à la rallier.