Sur la droite de la rue, derrière une
balustrade bleue, un empilement de panneaux. Le premier indique que le stationnement
est alterné, le second, juste en dessous, mentionne que l'on entre dans la
ville de Quiévrain et le troisième, une plaque ornée du drapeau européen, porte
au milieu l'indication : « Belgique ». Autant dire qu'il faut
vraiment faire attention pour comprendre que l'on vient de quitter la France en
venant de Quiévrechain, sa sœur jumelle. Le point de passage entre la
République et le Royaume est un petit pont enjambant un ruisseau. Aucun barrage
routier, alors que, dans l'émotion des attentats du 13 novembre, François
Hollande annonçait une « fermeture des frontières », en réalité un
rétablissement des contrôles fixes comme le prévoit la Convention de Schengen. Bernard Cazeneuve,
le ministre de l'Intérieur, martelait le 20 novembre qu'ils seraient maintenus « aussi
longtemps que la menace terroriste le nécessitera ». Mais alors, où
sont-ils ? Où est la police de l'air et des frontières (PAF) ?
Ni cohérent, ni compréhensible
Au moment où l’on se pose la question, une
voiture de police française passe tranquillement la frontière belge et se gare à
quelques mètres de là, devant un marchand de tabac. Il y en a plus d’une
dizaine alignée à la queue leu leu, les taxes frappant ce produit étant bien
moindre qu’en France. Les policiers entrent dans le magasin pour
s’approvisionner pendant qu’un de leur collègue monte la garde à l’extérieur,
près de leur véhicule. Il s’esclaffe lorsque nous l’interrogeons sur cette
absence de contrôle : « on s’est posé exactement la même question ! Je
reconnais que ce n’est ni cohérent ni compréhensible ». Car, à quelques
kilomètres de là, sur l’autoroute A2-E19 Valenciennes-Mons-Bruxelles,
l’autoroute est réduite dans le sens Belgique-France, à une bande de
circulation par des plots de chantier et deux policiers accompagnés de deux
militaires scrutent les voitures. Ce qui suffit à créer de gigantesques
embouteillages (il y a même eu un accident mortel), surtout en semaine lorsque
les camions s’ajoutent aux voitures. Il faut s’armer de patience et
compter entre 40 minutes et deux heures d’attente…
Certes, pendant quelques jours, comme le
raconte le policier de Quiévrechain, il y a eu des contrôles fixes entre les
deux villes et un peu partout le long de la frontière franco-belge. Mais ils
ont vite été levés, cette frontière étant tout simplement impossible à
surveiller : « il y a 1500 points de passage possibles », s’esclaffe
Dominique Riquet, député européen (UDI) de la région Nord et ancien maire de
Valenciennes. « Vous imaginez le nombre de policiers qu’il faudrait
? » « Très rapidement, les habitués ont compris que les contrôles se
limitaient à l’autoroute : ils passent désormais ailleurs », explique
Dominique Riquet. « Ailleurs », c’est de fait le désert des Tartares.
Nous l’avons vérifié sur une vingtaine de kilomètres à l’est de l’A2 :
entre Crespin et Jeumont, sur les dix-neuf points de passage, nous n’avons
croisé aucun pandore. Les nationales, les départementales, les chemins vicinaux
serpentent entre la frontière, celle-ci étant rarement signalée, seul l’état
dégradé de la chaussée indiquant qu’on se trouve du côté belge, la Wallonie
n’étant pas réputée pour l’entretien de ses chaussées. La frontière passe dans
les champs, dans les villages, dans les jardins des maisons, comme entre Roisin
et Bry. Mieux : à Goegnies-Chaussée, elle est exactement au milieu de la
rue principale. En allant vers l’Est, on roule en France, si on double, on se
retrouve en Belgique… Les Français traversent la route pour aller acheter leur
tabac en Belgique, et les Belges font l’inverse pour s’approvisionner en eau
minérale, celle-ci étant 50 % moins chère dans l’Hexagone. Au café du
coin, on se rappelle que juste après le 13 novembre, au bout de la rue de la
Chaussée, là où la frontière fait un angle droit vers le sud, « la police
avait établi un barrage juste avant la N6 belge ». Mais le souvenir de ce bref
contrôle fait marrer les clients : « c’était de la gesticulation, ça
ne servait pas à grand-chose ».
Contrôles sur l’autoroute Mons-Valenciennes
Pas d’ordinateur
Deux mois après le rétablissement des
contrôles fixes, ceux-ci sont désormais réservés, sur la frontière
franco-belge, à l’autoroute Mons-Valenciennes : ailleurs, on circule comme
avant les attentats, par exemple en allant vers Lille. Comme si le fait que les
terroristes soient venus de Bruxelles avait concentré toute l’attention
policière sur ce seul tronçon autoroutier. Un contrôle qui plus est pour le
moins curieusement effectué : les policiers se contentent en général de
regarder les voitures défiler et lorsque, parfois, les papiers sont demandés,
ils ne sont pas vérifiés par ordinateur, les policiers n’étant pas équipés de
terminaux… « Si on a un doute », explique une policière, « on
appelle le central et eux vérifient ». En clair, il faudrait un véritable
coup de chance pour arrêter quelqu’un.
La situation est la même sur l’ensemble des
frontières françaises : un ou deux points de contrôle au maximum,
quasiment uniquement sur les autoroutes, comme c’est le cas entre
l’Espagne et la France. Avec l’Allemagne, c’est le pont de l’Europe entre
Strasbourg et Kehl qui fait l’objet des attentions policières : « ça
a été l’enfer après le 13 novembre et au moment de la Saint-Sylvestre »,
raconte Julie qui vit à Kehl et travaille à Strasbourg. « Il y avait
jusqu’à une quinzaine de policiers et l’attente durait entre 30 et 45 minutes.
Maintenant, il n’y a plus que deux policiers et si on évite les heures de
pointe, on passe en un quart d’heure. Mais à 18 km au nord de Strasbourg, le
pont de Gambsheim, ou au sud, le pont Pfimlin à Eschau ne sont pas contrôlés… »
Entre le Luxembourg et Thionville, même constat : les routes secondaires
sont restées sans surveillance à la différence de l’autoroute. Au plus fort de
la crise, ces contrôles ont créé un véritable chaos : jusqu’à deux heures
d’attentes aux heures de pointe, ce tronçon étant déjà très encombré en temps
normal à cause des frontaliers qui travaillent dans le Grand Duché… L’activité
économique a été tellement perturbée que les policiers sont rapidement rentrés
chez eux. Avec la Suisse, il a aussi fallu lever la garde.
Finalement, les contrôles systématiques sont
réservés aux aéroports à l’arrivée en France (pas au départ des autres pays) et
à certains trains internationaux. Ainsi, les passagers du Thalys, qui effectue
la liaison entre Bruxelles et Paris, doivent presque systématiquement montrer leurs
papiers, soit à des policiers français, soit à des patrouilles mixtes
franco-belges, dans le train ou à l’arrivée à Paris. Mais là aussi, les
policiers ne disposent d’aucun ordinateur leur permettant de savoir si une
personne est recherchée. Et la mention « terroriste » ne figure que
rarement sur les papiers d’identité… Quant aux ports et aux côtes françaises (3427
km), ils ne sont tout simplement pas surveillés.
La Belgique commence là où la route est défoncée
Des frontières incontrôlables, Schengen ou pas
En réalité, l'État français sait que ses
frontières sont incontrôlables, Schengen ou non. Outre sa façade maritime,
l'Hexagone compte 2889 km de frontières terrestres : 620
km avec la Belgique, 451 km avec l'Allemagne, 73 km avec le Luxembourg, 623 km
avec l'Espagne, 573 km avec la Suisse, 515 avec l'Italie, Andorre, Monaco… Au ministère de l'intérieur français, on en
convient : « le dispositif initial comportait un contrôle de 285
points de passage », c'est-à-dire une goutte d'eau. Il faut savoir que 200.000
personnes franchissent chaque jour, selon le ministère de l'intérieur, les frontières terrestres, soit 73 millions
de mouvements par an, 84 millions si on ajoute les ports et les
aéroports. Autant dire qu'il est impossible de s'assurer de l'innocuité
de ces personnes, sauf à bâtir un rideau de fer…
« Ces contrôles fixes aléatoires n’ont
aucun effet en terme sécuritaire », affirme Dominique Riquet. D’ailleurs,
aucun terroriste n’a été arrêté au passage d’une frontière depuis le 13
novembre, même si au ministère de l’Intérieur on se vante d’avoir contrôlé 3
millions de personnes en deux mois et d’avoir refusé l’entrée à 3142 voyageurs
européens ou non. Pour quel motif ? Mystère. En revanche, « l’impact
sur le trafic de marchandises est important », poursuit Dominique Riquet,
« car les camions sont obligés d’emprunter l’autoroute, en particulier le
tronçon Mons-Valenciennes. Les transporteurs se plaignent : ces contrôles ont
un impact sur le nombre de rotations de leurs camions ». La vie des
frontaliers a, elle-aussi, été compliquée. La France compte entre 350.000 et
400.000 travailleurs frontaliers (Belgique, Luxembourg, Allemagne, Suisse,
etc.), un nombre qui a explosé depuis 1995, date d’entrée en vigueur de
Schengen. Il s’agit là d’un réservoir d’emploi vital pour des départements comme
la Lorraine, la Franche-Comté ou le nord Pas de Calais (1,5 % de l’emploi
salarié dans le département du nord) fortement touchés par le chômage.
Goegnies-Chaussée: la frontière suit la ligne discontinue
Un coût de 3 milliards d’euros
Selon Jean-Claude Juncker, le président de la
Commission, « les contrôles aux frontières intérieures vont coûter 3
milliards d’euros » à l’économie européenne en temps perdu aux frontières
et en diminution de trafic de marchandise. Par exemple, « les contrôles
entre la Suède et le Danemark ont un prix : 300 millions d’euros de perte
de revenus. Entre le Danemark et l’Allemagne, les pertes s’élèvent déjà à 90
millions, tout comme au Luxembourg ». Selon Yves Pascouau, chercheur
associé et spécialiste des questions migratoires à l’Institut Jacques Delors et
à l’European Policy Center (EPC), il faut aussi tenir compte de l’impact que
ces contrôles auront sur le tourisme : « les Chinois, par exemple,
qui vont d’Amsterdam à Madrid, renonceront à traverser la France si cela leur
fait perdre trop de temps ».
« Remettre en place des contrôles fixes
coûterait une fortune », convient un diplomate français. « Il
faudrait doubler les effectifs de la PAF, investir dans du matériel, notamment informatique, reconstruire des
guérites qu’on a détruites, les prix des marchandises importées augmenteraient,
etc. », souligne Yves Pascouau. « Ceux qui s’opposeraient à la fin de
Schengen, ce serait les ministres des Finances », estime-t-il, « car
ce serait un suicide économique. On oublie que Schengen a été mis en place à la
demande des acteurs économiques qui perdaient trop d’argent au passage des
frontières intérieures », le marché intérieur européen s’accommodant mal
d’obstacles à la libre circulation. Pis : comme l’a souligné Jean-Claude
Juncker, une monnaie unique sans libre circulation et donc sans confiance,
signifierait à terme la fin de l’euro. « Surtout, l’image que l’on a de
Schengen est fausse », insiste Yves Pascouau : « un espace sans
contrôle fixe ne veut pas dire sans sécurité. Schengen, c’est un fichier
central, des coopérations policières et douanières en profondeur de part et
d’autre des frontières, un droit de poursuite et de filature pour les policiers
sur le territoire voisin, etc. ».
N.B.: version longue de l’article paru dans Libération du 28 janvier