Tout est, au fond, une question d'accent. De façon de prononcer. Il faut prononcer sans s'énerver. Calmement, en ayant l'air légèrement indifférent à ce qu'on dit. Est-ce que Jean d'Ormesson s'énerve ? Qui a déjà vu Jean d'Ormesson s'énerver ? Qui a peur de Jean d'Ormesson ? Si c'était le titre d'une pièce, ça ne tiendrait pas l'affiche. Tout est une question d'accent, et d'expression. Il faut avoir l'air légèrement à côté de ce que vous dites, un peu au-dessus, laisser supposer qu'il y a un espace entre vous et votre propos, un espace d'indifférence, voire une mer d'indifférence. Il faut que vous ayez appris ça depuis l'enfance. Il faut que vous ayez été environné par cet accent-là depuis toujours pour le reproduire, et que vous soyez convaincu de sa légitimité pour bien le prononcer. Personne ne vous en fera grief. Vous finirez à l'Académie française puis dans la Pléiade, c'est assez simple. Il faut prononcer «c'estassez simple», en faisant bien claquer la liaison dans votre palais. Sans vous départir de votre air perpétuellement décontracté, en prenant votre temps, en traînant sur chaque syllabe. Vous n'êtes pas pressé, vous avez le temps de toutes les prononcer, «c'estassez simple», vous terminerez vos phrases par des points de suspension imaginaires, en ouvrant grand les yeux sur le visage de votre interlocuteur, qui sourit, baba. Et vous direz que cette vie fut belle. Car on ne cessera de vous demander ce que vous pensez de cette vie, ce que vous pensez de la kippa, du voile, du foulard, de la société, pour le plaisir d'entendre votre délicieux accent se mêler à tous ces sujets, et pour le plaisir de Dieu, qui ne peut que vous aimer, qui vous regarde, qui vous attend. Tout le monde vous écoutera bouche bée. Il suffit que vous enfonciez légèrement votre tête dans vos épaules, que vous ouvriez grand vos paupières pour vous montrer intéressé, quand vous ne voudrez pas répondre, vous ferez comme si vous n'aviez pas entendu, ça marchera. La personne que vous aurez fait mine de ne pas entendre s'en trouvera effacée, et cet effacement sera une des marques de votre autorité. Puis vous direz : «Avez-vous remarqué que tous les problèmes de la société actuelle sont des problèmes de vêtements ?» Ça passera. Vous direz «Vêttttments». D'un air ni méprisant ni outragé. L'air de celui qui en a plein dans son placard et qui n'en fait pas toute une histoire, c'est nécessaire, il faut bien s'habiller. Vvvvv. Vêtttments. Vous prendrez votre élan sur le V. Vous préciserez : «la kippa, le voile, ce sont des questions de Vêtttements».Une journaliste vous demandera en souriant, car vous êtes tellement charmant, tellement pas prétentieux, tellement délicieux : «Vous en pensez quoi ?» Vous direz alors tranquillement, avec un petit mouvement de la tête, pas trop accentué, juste pour soutenir votre opinion, vous direz sans vous presser : «je pense» là vous ferez une petite pause puis vous reprendrez «que chacun s'habille comme il l'entend». Après «comme il l'entend», vous ferez entendre un point final. «Comme il l'entend.» Point. Mais oui c'estassez simple. Personne ne vous tombera dessus. Quand vous direz au Premier ministre «la société s'est droitisée Monsieur le Premier ministre, vous, vous êtes droitisé, etc.», le public éclatera de rire et vous applaudira, ce sera charmant, vous serez en pays conquis, vous remplacerez sans qu'on s'en aperçoive à la fois Zemmour, trop énervé, son accent a fini par lasser, Finkielkraut, ses gestes fébriles, ses mains expressives et tremblantes, trop théâtral, et Onfray, trop vulgaire, trop sûr de lui, votre franc-parler à vous ne pourra que nous arracher des sourires désarmés. Ce qui serait charmant c'est de tatouer votre nom sur notre épaule, comme l'avait fait Julien Doré, le jeune chanteur qui avait remporté le concours de la Nouvelle Star, comme si nous étions votre bétail consentant plus ou moins. Au fond, c'estassez simple. Chacun fait ce qui lui plaît. Chacun se tatoue le nom du maître qui lui chante. Et chacun s'habille comme il l'entend. Qu'a donc Manuel Valls à s'énerver, avec son rythme de parole haché qui nous fatigue, et à réclamer une forme stricte de laïcité ? Il y a quelques semaines, dans ces colonnes, ici même, Libération s'étonnait, ne voyait pas pourquoi «la visibilité de l'islam» serait un problème, chacun fait ce qui lui plaît, c'est une question d'accent, d'air, d'attitude, de placards, de vêtements, et si le prix à payer c'est l'invisibilité des femmes, eh bien elles le paieront.
Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Camille Laurens.