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Libération
Chronique

Déchéance de la pensée

Déchéance de nationalité, la polémiquedossier
Quelle tristesse de voir un gouvernement de gauche appliquer une grille d’analyse «de droite» au phénomène nouveau, inouï, impensé, du jihadisme français.
publié le 7 février 2016 à 18h21

C'est beau, un porte-parole officiel en panne de parole. En panne sèche, irrémédiable. C'est beau comme un triste épilogue longtemps attendu, comme un cul-de-sac, une impasse. C'est un spectacle à la roumaine, à la moldave, à la biélorusse, qu'a offert Stéphane Le Foll, porte-parole du gouvernement français, face aux journalistes, après le Conseil des ministres du 3 février. Il s'agissait de savoir si un projet de loi, présenté le matin même, incluait dans ses articles sur la déchéance de la nationalité, une référence à la binationalité. Une fois, deux fois, dix fois, les journalistes réclament une réponse par oui ou non, reviennent à la charge. «Je vous ai répondu», répète Le Foll, qui n'a répondu à rien. «Je vous ai donné l'ensemble de ce qui a été présenté ce matin.» Une journaliste : «Ça veut dire que c'est pas tranché.» Le Foll : «Tout a été dit», «Donc elle n'y figure pas», «Je vous ai répondu». Un confrère, tentant de prendre le porte-parole par les sentiments : «On ne veut pas écrire des choses fausses ou ambiguës.» Les accrédités à l'Elysée ne sont pas des acharnés de l'investigation. Ils ne traquent pas les comptes à l'étranger. Ce sont d'honnêtes journalistes, habités par l'ambition, limitée mais légitime, de ne pas écrire de bêtises dans leurs comptes rendus, dans leurs dépêches. La diffusion en longueur de ce bras de fer, par le Petit Journal de Canal + était accablante pour un gouvernement désormais à court d'éléments de langage, abandonné à découvert dans la nudité de son impuissance et de ses incohérences.

A bout de forces, à bout de nerfs, à bout de mots. Le lendemain, le ministre Jean-Marie Le Guen déclarait forfait contre Sarkozy, à quelques heures de l’émission de France 2. Après avoir accepté le débat, Le Guen se désistait, sur ordre de l’Elysée. Avant lui, plusieurs autres ministres s’étaient dégonflés. Pas besoin d’être sorcier pour comprendre que si Hollande a interdit à tous ses ministres d’aller débattre, c’est parce que le pouvoir se sait en panne d’éléments de langage sur «la déchéance», comme on l’appelle désormais par son petit nom, tant on est familiers avec elle, surtout quand elle se distribue généreusement, pour devenir «la déchéance pour tous». Donc, de quoi parlons-nous ? de la déchéance pour tout le monde ? pour les binationaux ? pour tous ceux qui ne seraient pas susceptibles de devenir apatrides (c’est-à-dire pour les binationaux, sans le dire) ? que ceux qui comprennent encore lèvent la main. Ah, chère déchéance, compagne de nos matins et de nos soirs, on peut vous appeler «déchet» ? ou «dèche» ?

Les gouvernements, en général, et celui-ci, en particulier, savent se sortir de tous les traquenards sémantiques. Celui-ci est passé maître dans l'exercice. Il peut faire chanter le Temps des cerises aux chœurs de l'armée. Il peut inviter Johnny Hallyday pour rendre hommage à Cabu (qui considérait Hallyday comme un fléau). Il peut expliquer que la guerre, c'est la paix. Il peut expliquer que l'état d'urgence, c'est la liberté. Il peut expliquer qu'on a le droit de tenter de comprendre les jihadistes, mais certainement pas d'expliquer leur comportement. Mais sur l'affaire de la déchéance de la nationalité, ça coince. C'est oui, ou c'est non. Pour tout le monde, ou seulement pour les binationaux ? La finasserie hollandienne trouve ici sa limite. Le gouvernement a une politique : il bombarde l'Etat islamique. Mais, il n'a plus de mots.

Sur cette subtile distinction, entre expliquer et comprendre, il fallait écouter le même Le Guen, la même semaine, se débattre sur France Info, dérouler une kyrielle de phrases entortillées décourageant toute reproduction entre guillemets dans un espace limité comme celui de cette chronique. Comprendre les jihadistes, c'est légitime, chacun sait que «les conditions socio-économiques» produisent du sauvageon, c'est donc de gauche. Expliquer leur comportement, en revanche, par les mêmes éléments de compréhension, rapprocherait dangereusement de l'apologie du terrorisme. Le malheureux !

Dans toute cette affaire, c’est la haine des causes, suintant du discours de certains dignitaires PS (pas tous) qui aura été la plus douloureuse. Tristesse de voir une grille d’analyse «de droite» sur la délinquance (chacun est responsable de ses actes, les conditions socio-économiques n’y sont pour rien) paresseusement plaquée sur les racines de ce phénomène nouveau, inouï, impensé, du jihadisme français. Dont la plus grande victoire, à ce jour, est d’avoir acculé l’Etat à cette déchéance de la pensée.