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Libération
Chronique «Historiques»

«Go West» ou la machine à occidentaliser

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Depuis au moins cinq siècles, mondialisation rime avec occidentalisation. Celle-ci ne se réduit pas à un maillage technologique et financier, comme deux films, chinois et colombien, l’ont montré récemment.
publié le 9 février 2016 à 17h21

En janvier, un article de Libération nous expliquait qu'une seule civilisation régnait désormais sur la planète (1). Tout raccourci prête immédiatement le flanc à la critique. Surtout, quand il oublie que cette civilisation a une origine, l'Europe occidentale. Mieux vaut parler d'ailleurs ici d'occidentalisation plutôt que de civilisation pour désigner le processus lancé depuis chez nous il y a cinq siècles, parti à la conquête du Nouveau Monde («Go West»), relayé par les Etats-Unis et réimpulsé par les clones asiatiques. L'occidentalisation, qui s'est invitée partout sur le globe, ne se réduit pas à un maillage technologique et financier.

Et si l'actualité, c'était aussi l'image décalée mais argumentée et mûrie que des cinéastes nous livrent de notre monde et de nous-mêmes ? Le dernier film de Jia Zhangke commence et s'achève sur le magnifique et énergétique Go West des Pet Shop Boys. Du début à la fin, sur un bon quart de siècle, Au-delà des montagnes nous confronte aux progrès irrésistibles de l'occidentalisation. Des critiques ont cru y voir l'affrontement entre la «Chine traditionnelle» et la modernité occidentale, sans se rendre compte, qu'en 1999, le pays s'est déjà frotté de toutes les façons à l'Occident, de la guerre des Boxers (1900) à la république de Sun Yat-sen, de la révolution communiste aux débuts des réformes économiques. Jia Zhangke nous fait toucher la complexité d'une occidentalisation, qui innerve aussi bien la recomposition des rapports familiaux, la place des femmes, l'organisation du travail, l'invasion de la technologie, la destruction des paysages, la quête du profit à tous crins, que toutes les formes de consommation : extraordinaire moment que la scène où un père chinois en est réduit à communiquer avec son fils, qui ignore le mandarin, en actionnant le traducteur de textes de sa tablette ! En filmant le déploiement continu de la machine à occidentaliser, le cinéaste scrute les réactions des êtres, pointe des impasses mais signale aussi les résistances et les obstacles que rencontre le rouleau compresseur occidental. Sauf que ces Chinois du XXIe siècle se sont déjà si bien approprié l'occidental qu'ils construisent dorénavant leurs eldorados dans l'Australie de Jia Zhangke quand ce n'est pas en Afrique ou en Amazonie.

Un autre film, tout aussi passionnant, a occupé nos écrans en janvier. Là encore, la critique s'est plu à découvrir un film d'aventures, à invoquer les mannes de Werner Herzog et de Fitzcarraldo, sans se rendre compte que l'Etreinte du serpent du Colombien Ciro Guerra abordait la même question, en dressant le bilan de cinq siècles d'occidentalisation. Des siècles de colonisation, d'essor économique (le boom du caoutchouc) mais aussi de prédation, de christianisation et de dérives syncrétiques. Mais comme le rappelle Ciro Guerra, à ceux qui ont le manichéisme facile, la pénétration occidentale, c'est aussi l'étude des sociétés indigènes, l'ethnographie, l'analyse de leurs passés - ici, l'archéologie des pétroglyphes - et, par conséquent, le sauvetage vaille que vaille d'une partie de leur passé.

On n’a nul besoin de schémas planétaires ou de grands discours pour saisir l’omniprésence de l’occidentalisation. Il suffit d’écouter chez Ciro Guerra les échanges entre l’ethnologue européen et le chaman, qui a survécu au désastre, ou de suivre chez Jia Zhangke, l’impossible rapport entre une mère et son fils pour explorer les jungles de l’occidentalisation.

Mais que vient faire un historien dans toute cette affaire ? si ce n'est rappeler que, depuis au moins cinq siècles, mondialisation rime avec occidentalisation. Le présentisme qui règne dans nos sociétés - et souvent qu'attisent les médias - nous prive de toute distance critique pour apprécier ce processus envahissant, et qui ne semble guère laisser d'alternative. Après tout, l'acquisition de Skybox Imaging par Google n'est que l'aboutissement actuel - voir partout sur le globe en 3 D et avec une résolution approchant les 70 centimètres - d'une mise en images du monde inaugurée au XVIe siècle par l'atlas anversois d'Ortelius. On a intérêt à regarder de plus près ce processus si on veut comprendre un peu pourquoi ceux qui le refusent se déchaînent contre notre société mais aussi à quel point ne parler que de modèle républicain nous enferme dans une France qui n'existe plus.

(1) «Il n'y a pas de guerre des civilisations car il n'y a qu'une seule civilisation», Raphaël Liogier, Libération du 10 janvier.

Cette chronique est assurée en alternance par Laure Murat, Serge Gruzinski, Sophie Wahnich et Johann Chapoutot.