Alexandra Lange (1), Jacqueline Sauvage, soixante ans de violences conjugales, de malheur et de désespoir à elles deux pour que l’opinion publique se réveille, s’organise et gronde sa révolte. Un acquittement pour l’une, une condamnation pour l’autre, puis une pétition, 400 000 signataires et la grâce présidentielle. Où sont passés les témoins aveugles, sourds et muets que je vois défiler aux assises ? Les frères et sœurs qui ne savaient pas, les parents autistes, les voisins de cette femme au visage marqué de coups qui porte des lunettes de soleil. Où êtes-vous tous ? Faisiez-vous partie du jury ? Avez-vous acquitté Alexandra et condamné Jacqueline ? Alexandra en légitime défense qui, pour sauver sa vie, alors que son mari l’étrangle, saisit un couteau de cuisine et le frappe d’un coup qui s’avérera fatal, à la différence de Jacqueline qui décidera, quelques minutes après avoir encore été battue, le danger immédiat passé, de mettre fin au cauchemar, en s’emparant d’un fusil pour faire feu à trois reprises dans le dos de son bourreau. Est-ce vous qui avez signé cette pétition, qui avez supporté cette demande de grâce déguisée par des apprentis sorciers en plébiscite pour une légitime défense ? Ce droit que l’on donnerait à ces femmes à la dérive, marquées par la souffrance ? Ne plus voir en elles que des victimes en état de danger de mort permanent comme se plaît à les définir cette proposition de loi sur la légitime défense différée ? Les protéger comme les mineurs ou les incapables majeurs, ceux qu’on place sous tutelle ou curatelle et créer, allons plus loin, une juridiction d’exception réservée aux femmes ? Le bel exemple de parité… Etes-vous prêts à leur dire qu’elles seront le curseur de la violence de l’autre, du compagnon cogneur ou du mari violeur et qu’elles pourront trouver leur salut en empoignant ce couteau qui traîne ou le fusil déjà chargé pour la chasse du dimanche, le jour où elles n’en pourront plus ? Présomption de légitime défense parce qu’il vous bat, vous viole et vous humilie… «aux armes citoyennes». Le droit de tuer parce que l’institution démissionne, parce que les pouvoirs politiques et institutionnels vous font passer ce message : «Débrouillez-vous toutes seules, vous, qui êtes sous emprise, vous, dont les psychiatres diront que votre discernement est altéré, femmes de l’ombre, dont la société ne reconnaît pas le visage, faites ce que vous avez à faire, car nous sommes incapables de vous défendre».
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Moi, je crois à la parole qui délivre, à la révolte, au sursaut de dignité. Je crois à cette femme à la silhouette fragile et à la voix cassée qui fait la queue au commissariat. Oui, après plus de trente ans d’exercice, je crois encore en la justice, en ce jeune magistrat qui prendra la décision qui sauve, la seule : interdire au tortionnaire l’accès du domicile conjugal et permettre à celle qui ne croyait plus en rien de se reconstruire.
J’ai vu le visage d’Alexandra Lange à la télévision. J’ai vu ce regard qui a du mal à se poser. J’ai regardé Jacqueline Sauvage la tête enfouie dans l’ultime refuge de ses mains. Elles ont tué toutes les deux, la première en légitime défense parce que les mains de «l’Autre» sur sa gorge lui refusaient le droit de vivre, la seconde, parce qu’elle ne voulait plus être battue et qu’il avait violé ses filles. Oui, j’ai regardé leur visage et je sais qu’elles se sont déjà condamnées à une peine que personne ne viendra gracier. Refusons la solution du désespoir et de la démission. Ne laissons pas un collège de psychiatres et de psychologues décider si celles qui seront passées à l’acte irréparable, un soir de désespoir, présentent ou non «le syndrome de la femme battue» qui les absoudra du meurtre de leur bourreau. Ces praticiens et, nous, les magistrats savons que la psychiatrie n’est pas une science exacte. On me dira que le dispositif fonctionne déjà au Canada et que la légitime défense différée est un droit pour les femmes, celui d’arbitrer elles-mêmes le passage au recours ultime. Laisser accréditer l’idée que toutes les femmes battues vivent dans un état de danger de mort permanent est une contrevérité.
Ce qui les enchaîne à leur bourreau, c’est l’espoir qu’il va changer, qu’il ne recommencera pas. La violence ne suit pas une course linéaire. Les cycles de violence sont espacés par des périodes dénommées «lunes de miel» au cours desquelles ces hommes violents leur disent qu’ils les aiment, que c’était la dernière fois. Ces temps de latence doivent servir à mûrir la décision de porter plainte, de les quitter, de se réfugier chez un parent ou un ami pour se mettre à l’abri pendant que l’autorité judiciaire intervient. Il n’est pas venu le temps de tuer. La présomption de légitime défense peut conduire à l’absolue dérive, celle de cette femme, qui nourrit sa colère depuis des années pour celui qui la détruit. Alors, celle qui n’a jamais rien dit, celle qui a tout supporté et qui sait que le législateur lui a ouvert la porte de la compassion pourra un matin, au moment où il est si difficile de se lever pour continuer à vivre, décider que ce soir, quand il rentrera, elle mettra fin au cauchemar. Froidement, résolue, elle décidera…
(1) Alexandra Lange a tué d'un coup de couteau son époux qui la battait. Elle a été la première femme acquittée du meurtre de son mari par la cour d'assises de Douai le 23 mars 2012.