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Libération

Eclipse du libéralisme politique

Le déclin de cette doctrine, qui consiste à prendre les droits au sérieux et à voir dans l’individu libre une unité de base de la société, est une mauvaise nouvelle pour tous.

Publié le 11/02/2016 à 17h11

Le débat sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence et la déchéance de la nationalité fait ressortir un aspect peu commenté de la situation politique française. On insiste souvent sur les renoncements de la gauche gouvernementale dans le domaine économique et social. Il y a quelques bonnes raisons à cela. Mais que l’on en soit à envisager de constitutionnaliser des mesures d’exception qui renforcent considérablement le pouvoir exécutif, voire de créer deux catégories de citoyens, pose un problème qui dépasse la polarité entre la gauche et la droite. Ce problème est celui de l’effondrement idéologique du libéralisme politique. On voit très bien pourquoi cette question n’est jamais posée : à l’heure du triomphe des apôtres de la «mondialisation heureuse» du capitalisme, est-il crédible de déplorer la disparition du libéralisme ? Cette doctrine n’a-t-elle pas remporté toutes les victoires dans un monde qui accorde autant à l’individualisme possessif et réduit la liberté à son exercice économique ? Au-delà des apparences, le libéralisme classique a, non moins que le progressisme révolutionnaire, rejoint, depuis quelques années, le camp des vaincus.

Il a longtemps existé, en France, un libéralisme qui se rattachait à ce que l'on peut appeler l'aile droite des Lumières. Ses principes étaient calqués sur les revendications les plus modérées de la philosophie du XVIIIe siècle : séparation des pouvoirs, promotion des droits de l'homme, soumission du gouvernement à des normes constitutionnelles. Son mot d'ordre était celui de l'Etat de droit, qui devait soumettre les prérogatives de l'administration (police incluse) au respect des libertés individuelles. Ses porte-parole s'appelaient Benjamin Constant, Raymond Aron et, sur un mode plus débonnaire, le Jean d'Ormesson du Figaro des années 80. Traditionnellement, ce libéralisme-là regardait avec un mélange d'admiration et d'effroi le camp des révoltés qui lui faisait face : Rousseau et Robespierre pour Constant, Sartre pour Aron, Aragon pour d'Ormesson. Il se réclamait du même idéal que lui (la liberté des hommes), mais répudiait les moyens préconisés pour y parvenir (l'étatisme ou la promotion sociale de l'égalité). Issu, comme son adversaire progressiste, de la Révolution française, ce libéralisme aurait voulu que la subversion de l'ordre établi s'arrêtât à la Fête de la fédération plutôt que d'aller jusqu'à la Terreur.

Aujourd’hui, ce libéralisme n’est pas moins orphelin que la gauche sociale. En France, mais le mouvement a été initié aux Etats-Unis, il a été supplanté par diverses variantes du néolibéralisme qui sont loin d’être toutes aussi exigeantes en matière de droit politique. Il y avait un optimisme libéral qui doutait d’autant plus de l’Etat qu’il était confiant dans la nature humaine. A l’inverse, le néolibéralisme contemporain a démontré que la foi dans l’ordre du marché était parfaitement compatible avec la demande autoritaire d’Etat. Un Etat aussi peu redistributeur que possible certes (la «justice sociale» est une contradiction dans les termes selon Friedrich A. Hayek), mais prêt à intervenir dans toutes les dimensions de la vie lorsqu’il s’agit de rétablir les conditions de la concurrence. Parmi celles-ci, la gestion du risque et les politiques de l’assurance constituent des principes de l’action publique importés de la sphère du marché. L’ambiance sécuritaire actuelle n’est pas étrangère à cet impératif de contrôle des flux dans un monde qui fonctionne à la concurrence.

L’éclipse du libéralisme politique est une mauvaise nouvelle, même pour ceux qui n’adhèrent pas à cette doctrine. La croyance qui consiste à prendre les droits au sérieux et à voir dans l’individu libre une unité de base de la société emporte avec elle beaucoup de naïvetés. Bon nombre de penseurs de gauche ont vu dans le vieux libéralisme une manière d’émousser le conflit social en déléguant au droit la tâche de fonder la fiction de l’égalité. Il y a beaucoup de vrai là-dedans, mais c’est aussi lorsqu’il est le plus affaibli que le libéralisme a une chance d’apparaître désirable. A un niveau électoral, c’est peut-être par là que s’explique l’étrange appétence des électeurs socialistes pour la personne d’Alain Juppé. Mais les choses sont plus profondes : d’avoir elle-même beaucoup perdu ses dernières années, la gauche est, sans doute, en meilleure position pour reconsidérer cet autre enfant malade qu’est le libéralisme contredit chaque jour au nom des «valeurs». Même sans être libéral, il y a un sens à être solidaire du libéralisme au moment de sa chute.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.