J’aime ma ville. Ce n’est pas un slogan, c’est une réalité. La vitalité de Paris dépend des modes de transport. Dans ce domaine, les résultats sont maigrichons : c’est un pur Parisien qui vous parle, une ville où j’ai toujours vécu et que je compte bien continuer de décrire et de pratiquer par tous moyens.
Le conflit qui oppose les chauffeurs de taxi aux conducteurs Uber est l’illustration même de la schizophrénie d’un pays à bout de souffle. Uber versus taxis, ou les deux faces d’une même pièce de théâtre usée qui fatigue les Parisiens - j’entends en l’occurrence par ce mot toute personne qui se déplace dans la capitale autrement que par les transports en commun.
L'arrivée de l'«ubermarché» permet à des gens de travailler en rendant service à la population. Il n'est pas déplacé de rappeler l'évidence des déplacements, une ville, ça se parcourt. Cela dit comme ça, l'entreprise américaine (of course) répond à une demande légitime puisqu'elle occupe un vide : son pragmatisme est la clé de son succès, qui est grand, la géolocalisation permettant de trouver un véhicule rapidement pour un coût inférieur au taxi. En termes d'amélioration de la vie, c'est-à-dire en termes politiques (et je ne connais pas de meilleure définition de la politique), il est clair que la possibilité d'être satisfait est un argument.
Malheureusement, les choses ne sont simples que pour un esprit simple et habitué à jouir tout de suite, c’est-à-dire un libéral. Quelque chose cloche dans Uber, et tout le monde le sait, qui s’appelle concurrence déloyale, réalité suprême du libéralisme déréglementé. Un fait matériel le prouve, qui crève nos yeux aveugles : la distorsion flagrante entre les types de véhicules proposés par Uber et ses conducteurs. D’un côté de puissantes et luxueuses berlines, neuves et rutilantes à faire peur, de l’autre des prolétaires à 1 300 euros par mois.
Le contraste entre l'appareillage technique (et ses gadgets afférents) et la modestie sociale des auriges est beaucoup plus fort que dans le cas des taxis, qui ressemblent d'une certaine façon à leurs véhicules. Ex-chômeurs, galériens de l'auto-entreprise, beaucoup d'uber-mensch sont les soutiers d'un système qui les exploite mais les fait vivre : un peu comme les migrants qui ne veulent pas rester en France mais visent l'Angleterre (quelle claque pour notre pays, jadis terre d'accueil), où l'esclavage de luxe les attend, les chauffeurs Uber sont trahis par la rutilance de leurs voitures, qui dit la vérité du système libéral : un faste d'emprunt, masquant mal la réalité de l'exploitation. Les prestations annexes vont dans le même sens moderniste, dont les signes plaisent mais sont la contrepartie d'un coût impayé puisque les prestations sociales sont ignorées des pirates du dumping.
De l’autre côté de l’ubérisation générale, les taxis tâchent de survivre. Mais les dégager de toute responsabilité dans la situation présente est une faute à laquelle aucun homme politique n’a su renoncer - Sarkozy entama son règne par un échec sur la réforme des taxis. Car il faut rappeler à cette profession peu aimée (ou peu aimable, c’est selon) ses dures vérités : Paris est la seule ville au monde où il est impossible de trouver un taxi, que ce soit «en maraude» ou aux stations toujours désertes. A Londres, à New York, à Tokyo, le temps d’attente lorsqu’on est dans la rue ne dépasse pas deux minutes. Est-ce là un idéal inaccessible pour Lutèce ? Uber est né sur les ruines d’un système pourri, encouragé par le lobby des chauffeurs de taxi, rétifs à toute modification ou étranglés par les remboursements de leur licence.
La solution ? Partons d’un fait matériel, qui est la clé du problème : le véhicule lui-même. Pourquoi Paris est-elle l’une des seules capitales du grand monde à ne pas posséder de taxi identifiable, de modèle unique d’automobile, visuellement repérable et esthétiquement pensé ? Les Parisiens seraient heureux et fiers de voir leur ville desservie par une voiture-taxi vaste, élégante, écologique, et en nombre suffisant pour prévenir toute attente. Petite révolution garantie. Que les pouvoirs publics, les constructeurs (et les taxis qui se sont toujours opposés à ce progrès) se mettent d’accord et créent enfin une voiture-taxi qui fasse rentrer Paris dans la file moderne, regroupant les chauffeurs dans un corps unique. Autofiction coûteuse ? Laisser l’anarchie régner coûte mille fois plus cher. Faisons le pari des uber-taxis, mais «designés» pour tous.
Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Camille Laurens.