Menu
Libération
tribune

Réinventer Calais

Alors que la préfète a demandé l'évacuation de la zone sud de la «jungle» de Calais, voici une lettre fictive que la maire de Calais aurait pu adresser aux Calaisiennes et aux Calaisiens.

Jude Law, au centre, avec à sa droite un migrant afghan et à sa gauche, Shappi Khorsandi et Toby Jones, a lu une lettre ouverte à David Cameron, dimanche, à Calais. (Photo Philippe Huguen. AFP)
Par
Sébastien Thiéry
politologue
Antoine Hennion
sociologue
Publié le 23/02/2016 à 14h42

Mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens,

Vous entendrez, je le sais, toute la gravité de la lettre que je vous adresse aujourd’hui. Elue de la République, je ne pouvais rester sourde un jour de plus à sa nécessité, retenir les mots difficiles que ladite «crise des migrants» me commandait de vous écrire enfin. La préfète du Pas-de-Calais nous l’annonce : des machines s’apprêtent à détruire la «jungle» de Calais. Je vous l’annonce : il s’agit là, pour nous tous, d’une erreur colossale.

Avouons qu’avant d’envisager de «nettoyer» la jungle, nous l’avons créée avec la ferme ambition de «nettoyer» la ville. Nous voulions détacher les migrants de Calais, couper le lien visible, parfois conflictuel, mais bien réel, existant entre «eux» et «nous». Nous commettions une première immense erreur : nombre d’entre vous voient le temps des squats en centre-ville comme un moment beaucoup plus paisible qu’aujourd’hui. Images, fantasmes et peur de l’inconnu ont, en effet, remplacé ces rapports, difficiles mais humains, qui s’étaient constitués dans la ville. Pire, cette politique, cette casse à vrai dire, a nourri des forces haineuses, minoritaires, mais bruyantes et spectaculaires ! Il y a un an donc, nous avons dépossédé Calais de ses migrants et détaché ces derniers de notre ville, de ceux qui, parmi vous, discrètement souvent, en œuvrant à un accueil digne, donnaient en actes une image formidable de notre commune.

Dans la jungle, les bénévoles du monde entier ont pris le relais des associations locales prises à contre-pied par cet éloignement forcé. Les mois ont passé, la mobilisation n’a cessé de s’amplifier, vigoureuse. Nous y voici : la jungle n’est plus un problème local, elle est devenue l’un des centres du monde. Les Chinois envoient du matériel, on croirait voir venir tous les Anglais et tous les Belges apporter leur aide, des volontaires de la France entière, d’Espagne, d’Italie donnent un coup de main, un week-end, quelques jours, parfois des semaines. Calais est devenu, par le geste même qui voulait rendre les migrants invisibles, le symbole du ralliement des bonnes volontés, le nom majuscule que porte l’hospitalité faite aux exilés. Ce n’est pas contre nous que ce mouvement a pu naître, c’est à la fois malgré nous et grâce à nous.

Si nous rasons la jungle, c’est bien cette extraordinaire ville mondialisée, généreuse et active, qui serait rasée. Imaginez les reportages télé : «Calais chassant la solidarité.» Il était déjà aveuglant qu’en striant les alentours de barbelés, en arrachant des forêts, en inondant des landes, en sécurisant tous les accès, c’est Calais que nous défigurions. Au-delà de l’image, il est urgent de saisir collectivement la nature de ce que nous détruirions : non tant les pauvres abris de misérables, mais le travail collectif de tous ceux qui se sont solidarisés avec les exilés, ces rescapés des bouleversements les plus profonds de notre monde. De quel droit jeter aux bennes à ordures ces tonnes de vêtements, de chaussures, de nourriture apportées par des bénévoles ? De quel droit détruire des baraques, des écoles, des églises, des théâtres, des restaurants que des mains de tous pays ont construits ensemble ? De quel droit détruire une cité fragile, mais d’autant plus vivante qu’elle ne tient que par le soutien continu que sa survie requiert – et qu’elle obtient.

Cette ville, vue d’Ecosse et de Lampedusa, de Paris, du Moyen-Orient ou d’Australie, ne se nomme pas «jungle», mais ­«Calais». Calais n’est plus seulement à nous, elle n’est pas davantage aux seuls exilés. Ce n’est pas 5 000 abris que nous détruirions, c’est une œuvre collective, tentaculaire, dressée malgré les barbelés et la boue. Ce n’est pas une marge «contenue», immonde, que les machines nettoieraient, c’est une ville-monde, l’identité même de ce qu’est devenue notre ville. Les bulldozers écrasant la jungle ne détruiraient pas que quelques planches et quelques toiles : c’est Calais même qu’ils enfonceraient dans la boue, contredisant jusqu’à nos obsessions les plus hygiénistes.

Ne faisons pas une seconde erreur plus terrible encore que la première. Je vous demande d'entendre mon message, de comprendre qu'il dessine pour nous tous la seule voie possible : suivre le chemin qui conduit ­Calais vers son rendez-vous du XXIe siècle. J'en suis convaincue  : cette situation de crise, qui l'est, en effet, s'avère aussi une formidable chance pour notre ville qui en sortira grandie. A la préfète du Pas-de-Calais, j'ai demandé de surseoir à la destruction de la jungle. J'ai, en outre, demandé que les crédits du Fonds national d'aménagement et de développement du territoire soient mobilisés pour un chantier crucial pour la ville : construire l'hospitalité. Je vous demande, avec moi, de lancer un appel aux créateurs, architectes, urbanistes, afin que notre ville prenne l'envergure d'une utopie du XXIe siècle. Nous sommes sur le seuil d'un immense renouveau. Je vous demande de vous engager pleinement dans celui-ci avec moi.