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TRIBUNE

Laïcité, en finir avec les simplifications

La véritable question pour «un héritier des Lumières», selon l’expression employée par Patrick Kessel dans une récente tribune, est celle de savoir s’il est légitime d’assimiler toute forme de foi à une posture d’asservissement.
publié le 24 février 2016 à 19h11

Dans un article extrêmement simplificateur (1), Patrick Kessel oppose les «héritiers des Lumières, pour qui la liberté de conscience et l'égalité en droit entre tous les citoyens […] ne sont pas négociables» et «les tenants du communautarisme pour qui la valeur de l'homme tient à ses racines, aux origines, à l'ethnie, à la religion, à la terre». Il ne fait guère de doute que les lecteurs de Libération se rangeront, sans état d'âme, du côté des premiers nommés. A-t-on pour autant, en proposant une typologie aussi sommaire, réellement permis une meilleure compréhension du débat qui concerne prioritairement les partisans de la laïcité ?

Certains d'entre eux se voient reprocher, par ceux qui partagent l'analyse de Kessel, d'invoquer l'islamophobie dans le but de discréditer l'idée laïque. Ils auraient ainsi sacrifié l'universalisme par crainte de «désespérer Billancourt», et verraient dans les islamistes «les héritiers du prolétariat en lutte contre le capitalisme mondial». Qui trop embrasse… En s'inventant des adversaires de paille, Kessel ne peut manquer de triompher.

Les choses sont pourtant singulièrement plus complexes. Les intellectuels fustigés par le président du Comité Laïcité République s’opposent, en réalité, à une laïcité devenue religion civile, sacralisée comme toute religion, servant de surplomb à toutes les formes d’appartenance. Ils rappellent le sens véritable de la loi de 1905 : celle-ci se contente, et c’est fondamental, d’instaurer une séparation stricte des ordres de la foi et de la politique. Ce faisant, elle affirme l’inaliénabilité de la liberté de conscience et la neutralité de l’Etat (qui implique son incompétence dans le domaine de la religion).

Si, depuis 1989, l’affrontement a tourné autour du port du foulard islamique, ce n’est évidemment pas un hasard. Son interdiction est apparue aux yeux de certains (dont je fus) comme une manière d’approfondir les valeurs centrales de la laïcité, tout particulièrement la visée d’une éducation civique universelle. La promotion par l’Etat de la liberté, comme autonomie rationnelle impliquerait de lutter contre les croyances incompatibles avec la pensée libre et la citoyenneté éclairée. Dans cette perspective, le foulard est analysé comme une figure de la domination religieuse et patriarcale : il faudrait donc, pour favoriser l’auto-émancipation des filles, l’interdire. C’est là l’esprit de la loi de 2004 sur l’école.

Mais, précisément, en légiférant, n’a-t-on pas contredit l’objectif d’auto-émancipation et, ainsi, plus menacé que protégé les idéaux laïques ? N’a-t-on pas, en outre, pris le risque de stigmatiser les musulmans, stigmatisation qui ressemble beaucoup plus au racisme antimusulman qu’à la critique rationnelle de la religion.

La question centrale, pour un héritier des Lumières, question totalement absente du texte de Kessel, est celle de savoir s’il est légitime d’assimiler toute forme de foi à une posture d’asservissement. De nombreux travaux sociologiques ont montré que, dans un nombre significatif de cas, les jeunes filles voilées, loin d’être nécessairement les victimes passives de leur socialisation, sont souvent les agents de leur propre vie. Est-il véritablement exclu de défendre à la fois l’éducation à l’autonomie, chère à la conception républicaine de la liberté, et le droit au port du foulard à l’école ?

Cette conciliation implique que l’autonomie ne soit pas conçue comme une fin en soi mais comme un outil, c’est-à-dire, comme une des ressources essentielles à la non-domination. Si tous les élèves doivent ainsi recevoir une éducation à l’autonomie, a-t-on le droit de postuler, a priori, que le port d’un signe particulier est, en tant que tel, le signifiant d’un statut d’hétéronomie et de domination ? Un partisan de la laïcité doit être capable d’admettre que l’on puisse renoncer de façon autonome à l’autonomie, autrement dit envisager la possibilité que la pratique de la foi soit préférée à la recherche de l’autonomie individuelle. Ce qui compte avant tout, c’est la capacité pour le sujet de remettre en cause ses engagements, ses croyances et ses liens affectifs. Libre à lui d’user ou non de cette capacité.

Exclure la religion de la vie publique peut donc être considéré comme une forme de domination des croyants. La neutralité religieuse ne signifie pas, en effet, que la loi relègue la religion dans la sphère privée. La dérive à laquelle nous assistons consiste à faire glisser l'obligation de neutralité de l'Etat vers la société elle-même. Elle nie la nécessité d'un espace public autonome, c'est-à-dire, comme le souligne Nilüfer Göle, d'un «lieu où de nouvelles questions sociales accèdent à la visibilité et au débat». Contraire à la loi, elle défend l'idée d'une laïcité répressive, qui constitue une perversion de sa nature et de ses fondements.

Dernier ouvrage paru : Ronald Dworkin ou la valeur de l’égalité, Paris, CNRS-Editions, 2015.