Le philosophe Jean-Luc Nancy rappelait récemment qu'à la racine du mot «déchéance», dont la négativité plombe les esprits depuis des semaines, se trouve le mot «déchet» (1) : ce qui est déchu devient déchet, c'est-à-dire bon à jeter. La déchéance de nationalité prévoit donc qu'on puisse expulser de la communauté, comme un détritus, une personne nuisible jugée indigne d'en faire partie. En marge des nombreux débats contradictoires autour de cette loi, certains internautes ont proposé ironiquement que l'Assemblée nationale valide, pendant qu'elle y était, un prolongement du concept : la «déchéance d'humanité». Celle-ci semble du reste avoir déjà force de loi puisqu'il est souvent dit à propos des terroristes qu'ils «ne sont pas des êtres humains», que leurs actes sont «inhumains». Pire que des déchets humains, en somme, des déchets inhumains.
La même Assemblée recevait la semaine dernière des rescapés des attentats du 13 Novembre, ainsi que des proches de victimes. Il était question de la manière dont ils avaient été pris en charge par les différentes institutions policières, judiciaires, hospitalières, lors de cette tragédie. Quelles améliorations y apporter ? La consternation fut grande d'entendre une jeune femme raconter l'accueil terrifiant qui lui avait été fait lorsqu'elle avait appelé l'Institut médico-légal où gisait le corps de son père. On lui avait répondu de façon purement pratique que si le visage de son père n'était pas présentable, eh bien on lui montrerait «un pied ou une main». Elle témoignait devant les députés, «on devrait être en contact avec des gens beaucoup plus humains», et déplorait l'indifférence du «personnel sans humanité».
Nous voilà donc aux prises avec deux déchéances d'humanité : l'une, générique, qui vous exclut du cercle des hommes, vous réduisant à une forme de bestialité, voire de monstruosité, et l'autre, morale, qui vous conserve le nom d'homme, certes, mais sans bonté, sans compassion pour vos semblables, une sorte de technicien agissant comme une machine. Dans un cas, l'humanité est un fait objectif - vous êtes humain -, dans l'autre, elle est relative - vous êtes profondément humain, plutôt humain, pas humain pour deux ronds. C'est avéré, on peut appartenir à l'espèce humaine sans posséder une once d'humanité. Quand on tue froidement, bien sûr, quand on torture. Mais chaque fois qu'on passe sans un regard devant des gens couchés à même le trottoir sous des cartons, en un autre sens on est aussi déchus de l'humanité. Et quand je dis «on», je veux dire «nous», et même au-delà de nous, «frères humains qui après nous vivrez». Ce n'est sûrement pas un hasard, pourtant, si le mot «humanité» a ces deux sens. La langue chérit le rapport qu'elle souligne entre l'homme et la bonté, et il y a quelque chose de réconfortant à ce que le même terme désigne à la fois le genre humain et la capacité à l'aimer. Un être humain est quelqu'un qui se représente la souffrance des autres, qui y est sensible. C'est le mérite que Rousseau, dans l'Emile, son traité d'éducation, nous appelle à sublimer : «Hommes, soyez humains !»
Mais comment faire si l'humanité n'est pas inhérente à la nature humaine ? S'enseigne-t-elle ? On ne naît pas humain, on le devient. Mais par quel savoir ? Il y avait bien autrefois dans les programmes ce qu'on appelait les humanités. On pensait que l'étude des cultures et des œuvres accroissait en chacun la valeur d'être homme. Aujourd'hui, l'expression paraît désuète, mais elle perdure dans ce que nous nommons toujours «les sciences humaines». Elles n'ont toutefois pas la cote : Sarkozy ne voyait pas l'intérêt pour une postière de lire la Princesse de Clèves, Valls fustige la sociologie qui, selon lui, en voulant comprendre, cherche à excuser. Les textes officiels de l'Education nationale, comme le rappellent les collègues d'un jeune professeur suicidé, martèlent que les enseignants sont «des professionnels et non des personnes», tout en les incitant à la «bienveillance» : il faudrait savoir. Le monde du travail se déshumanise, le lien social se défait. On se défenestre comme si on se vivait déchet, on se jette parce qu'on est jeté. En 2008, j'ai signé l'Appel des appels, initié par les psychanalystes Roland Gori et Stefan Chedri, dont le mot d'ordre était et demeure : «Remettre l'humain au cœur de la société.» Et dans nos vies personnelles, par la même occasion. Bannissons l'inhumanité. Visons le progrès. Un progrès de quel genre ? Du genre humain.
Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Camille Laurens.