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Libération
TRIBUNE

Une dérive de la notion de «liberté de création»

Pour la sociologue Nathalie Heinich, la relaxe du rappeur Orelsan est le signe d’une dérive de la notion de «liberté de création». Au nom de l’art, nous ne pouvons renoncer à toute interdiction d’insulter, de diffamer, d’inciter à la haine raciale et au meurtre.
Orelsan aux XXVIIIe Victoires de la musique, en février 2013.
par Nathalie Heinich, Sociologue
publié le 28 février 2016 à 17h21

En septembre 2015 fut présenté au Parlement un projet de loi création et patrimoine (en discussion au Sénat), dont le premier article dispose que «la création est libre». Je n'avais pas été la seule alors à dénoncer l'inanité d'un tel article, s'il est pris au pied de la lettre, et sa dangerosité s'il est pris dans un sens élargi. Car la création est libre, comme est libre la marche à pied : n'importe qui a le droit d'écrire, de peindre, de composer à sa guise. Ce qui n'est pas libre, c'est la diffusion d'une œuvre dans l'espace public, parce que l'exposition, la publication, la représentation sont soumises aux règles encadrant la liberté d'expression.

Et voici que, moins de six mois après, la dangerosité de ce texte de loi fait brutalement surface, avec l'arrêt de la cour d'appel de Versailles, qui vient de relaxer le rappeur Orelsan, condamné en première instance pour «provocation à la violence à l'égard d'un groupe de personnes en raison de leur sexe» suite à la plainte d'associations de défense des droits des femmes. Car les conclusions de la cour illustrent cette dérive de la notion de «liberté de création», interprétée par les juges au sens élargi de «diffusion de la création au public». Or, si la diffusion devenait, par principe, libre («le domaine de la création artistique, parce qu'il est le fruit de l'imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcée», affirme l'arrêt), alors aucun contrôle ne pourrait plus s'exercer sur la diffusion de propos incitant à la haine raciale ou au meurtre, ou d'images pédopornographiques, pour peu que le cadre en soit artistique ou fictionnel. Ce cadre, en tant que produit «de l'imaginaire du créateur», exonérerait dès lors de toute responsabilité, morale et juridique les auteurs de n'importe quel spectacle, film, clip ou chanson.

Voilà une conception qui, certes, permet « […] de ne pas investir le juge d'un pouvoir de censure […]», comme l'affirme l'arrêt : et, en effet, combien il est plus confortable pour un magistrat de ne pas avoir à exercer son pouvoir d'interdire, qui risquerait de faire de lui un méchant censeur ! Mais, le pire est dans la suite : «[…] un pouvoir de censure qui s'exercerait au nom d'une morale nécessairement subjective […]». On pourrait conseiller aux auteurs de cet étonnant arrêt un petit stage de remise à niveau juridique, qui leur rappellerait que le pouvoir de censure ne s'exerce pas au nom de la morale, mais du droit ; et que leur rôle n'est pas de donner des leçons de morale, mais d'appliquer la loi - aussi désagréable que cela puisse leur paraître.

Le stage pourrait s'assortir d'un petit complément philosophique, qui leur éviterait de confondre «valeurs morales» et «subjectivité» - mais peut-être serait-ce un trop grand effort. Suggérons alors une simple formation sociologique, qui ferait réfléchir les magistrats avant d'écrire qu'il ne faut pas interdire «des modes d'expression, souvent minoritaires, mais qui sont aussi le reflet d'une société vivante et qui ont leur place dans une démocratie» : car, oui, Hitler a été, un temps, minoritaire (et, en tant qu'auteur de Mein Kampf, il devrait donc bénéficier, aujourd'hui, n'est-ce pas, d'une impunité juridique ?), et il a bien reflété la vivante et furieusement antisémite société de son temps ; et oui, Dieudonné lui aussi est minoritaire, et reflète malheureusement quelque chose de son temps - mais a-t-il vraiment sa place dans une démocratie ? Eh bien, la réponse est «oui» pour nos courageux magistrats, qui tremblent au seul mot de «censure» : car n'est-il pas un «créateur», qui nous fait profiter de son «imaginaire» lorsqu'il profère sur scène des propos antisémites et négationnistes ? Et Orelsan n'est-il pas, lui aussi, un créateur assez imaginatif pour menacer publiquement une femme - fût-elle imaginaire - de la tabasser à mort ?

Jusqu’à présent, la part de liberté octroyée aux auteurs au nom de la spécificité de la création artistique s’est décidée au cas par cas, en tenant compte du genre pratiqué (comme avec la caricature), du contexte, de la nature de l’œuvre, de l’étendue des dommages infligés, etc. Cet équilibre jurisprudentiel, basé sur la sagacité des juges, vient de se trouver brutalement rompu par cet arrêt, dont les motivations absolutisent le droit des créateurs à bénéficier d’une impunité juridique et, partant, l’impossibilité d’interdire toute infraction, pour peu qu’elle soit commise par un artiste. C’est le principe même de l’égalité des citoyens devant la loi qui se trouve ainsi bafoué, grâce à la brèche ouverte par un article de loi qui énonce ce qui n’est, en apparence, qu’une banalité mais se révèle, potentiellement, une monstruosité au regard de la règle républicaine.

Notre précédente ministre de la Culture a-t-elle bien mesuré, en proposant cet article, qu’il risquait d’ouvrir un boulevard juridique à tous ceux qui, au nom de l’art, entendent s’exonérer des règles communes ? A-t-elle compris qu’elle barrait ainsi la route à toute interdiction d’insulter, de diffamer, d’inciter à la haine raciale et au meurtre, pour peu que la protection de l’«art» fasse crier à l’inacceptable «censure» alors qu’il ne s’agit que de dire le droit et d’appliquer la loi ? Espérons qu’Audrey Azoulay, qui vient de lui succéder, réfléchira avant de continuer à défendre un texte indéfendable en démocratie.