Virginia McLaurin, une femme noire de 106 ans, rend visite à Obama à la Maison Blanche, elle porte un tailleur bleu, et elle marche en s’appuyant sur une canne. Deux hommes en costumes, le fil de l’oreillette presque invisible entre la nuque et le col de la chemise, l’introduisent dans la pièce où le Président l’attend.
Obama : «Virginia McLaurin ?»
Elle lui dit bonjour :
Virginia: «Hi !!!!»
Elle ne dit pas bonjour, elle crie bonjour : «Hiiiiii !!!!» Sa voix remplit la pièce. Elle lève les bras vers le ciel, le cri se prolonge dans sa gorge, elle trépigne, elle tape le sol avec ses pieds, balance ses hanches, et tend les bras vers lui. Obama, à pas souples, marche à sa rencontre. Il lui prend les poignets, il les garde un instant dans ses deux mains longues, et demande comment elle va :
Obama : «How are you ?»
Alors, elle proclame, elle déclare, elle crie, dans la pièce aux murs ornés de gravures et au sol recouvert d’un tapis épais, elle hurle :
«I’m fine !!!!»
Le son s'étire longtemps dans sa gorge, autant qu'elle peut expirer, comme s'il n'allait jamais se terminer, que l'éternité était arrivée : «I'm fiiiiiiiiiiiine !!!!» Ouiiii, elle va bieeennnn !!!!
La pièce est remplie, elle est même saturée, par le son de la voix qui claironne. Les huissiers sourient maintenant à pleine dents. Obama, toujours les mains sur les siennes, ses grandes mains longues, sur celles de Virginia qui ont 106 ans, dit qu’il est heureux de la voir…
Virginia : «It's an honor, it's an honor.»
Il tourne la tête. Il fait un petit pas.
Obama : «You want to say hi to Michelle ?»
Virginia : «YES !»
Ce n'est pas un petit «yes» poli et élégant, c'est : «Et comment !!!!» Elle fait elle aussi un pas en avant. Un piétinement de joie, un pas de danse. Comment distinguer ? Ça se confond.
Virginia, 106 ans, marche vers Michelle à petits pas piétinés, rapides, urgents. Les huissiers, poitrine forte, large, costume boutonné, ont complètement changé d’expression. Virginia va vite. Catch me if you can. Qui peut l’empêcher d’éprouver une joie aussi parfaite, d’avoir envie de courir ? Obama essaye :
Obama - «Slow down now.»
Elle fonce vers le centre de la pièce avec ses piétinements dansés, Obama rappelle à Michelle :
«She’s 106. Don’t go too quick.»
Après tout ce qui s’est passé dans ce pays, les derniers pas pour arriver au centre de la pièce doivent être un peu plus lents, ne pas flancher sur la ligne d’arrivée. La prudence. La connaissance des risques, du danger. La robe blanche de Michelle lui arrive sous le genou. Elle ressemble à celles qu’on voyait sur les femmes noires de Harlem, le dimanche, quand elles allaient à la messe. Les vigiles sourient, le cou bien droit, l’oreillette bien calée. Les gravures au mur elles aussi voient ça.
Michelle : «Oh my godness.»
Virginia trépigne, elle bouge.
Obama : «She's dancing !»
Ce ne sont plus des piétinements, ce sont des pas de danse, l’envie est trop forte.
Obama : «Come on !»
Il prend son bras, tous les trois se prennent la main, et ils dansent au centre de la pièce, une petite ronde.
Obama : «Come on !»
C’est lui qui les entraîne, tout à l’heure il voulait ralentir, maintenant il mène la danse.
Virginia : «Yes, sir ! I thought I would never live to get in the White House.»
Elle rit mais elle ne plaisante pas.
Virginia : «And I tell you, I'm so happy. To celebrate black history. Black President.»
Elle regarde Michelle, et dit : «Black wife».
L’égalité n’est pas dans les salaires, ni dans les prisons ni dans les mentalités, peut-être, mais après avoir vu Emmett Till, Rosa Parks, l’assassinat de Martin Luther King, Parker sonner à la porte de Stravinsky qu’il admirait, et Stravinsky qui n’ouvre pas car il ne connaît pas ce Noir qui sonne à la porte, etc. Elle rit.
A peu près au même moment, à Paris, à propos d'un projet de centre d'hébergement d'urgence qui doit ouvrir dans le XVIe arrondissement, en bordure du bois de Boulogne, pour accueillir 200 personnes orientées par le 115, le maire, Claude Goasguen dit : «Vous vous souvenez du projet de HLM de sinistre mémoire sur l'avenue Foch. Si nous laissons faire, ça aura lieu. Ce serait une dénaturation complète de notre arrondissement ! On veut emmerder, fesser, punir le bourgeois.» Un riverain prend la parole : «Si on viole une petite fille, si on tue quelqu'un, je vais me fâcher.» Une riveraine : «Ça fait un peu peur.»
Et, quelques jours plus tard, dans un restaurant, un homme à la table à côté de moi : «Tonton a tué le Parti communiste, et Flamby a tué le Parti socialiste !» J'étais en train de partir, je n'ai pas entendu la suite. Rendez-vous dans 106 ans.
Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Camille Laurens.