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Libération
Chronique «Historiques»

Failles spatio-mémorielles

Chroniques «Historiques»dossier
Entre des étudiants oublieux de leur passé et la Silicon Valley qui fait appel à des auteurs de science-fiction pour prévoir l’avenir, toute approche critique du présent au regard de l’histoire semble impossible.
publié le 8 mars 2016 à 17h11

Princeton est l'une des universités américaines qui ambitionnent de former les élites globales. Les étudiants, qui se forment dans cet environnement privilégié, manifestent un appétit de savoir et des capacités d'assimilation souvent remarquables. Il n'empêche : interrogés dans le cadre d'un séminaire d'histoire sur ce que représente 1949 pour la Chine, et 1945 pour le Japon, les étudiants, nord-américains et latino-américains confondus, sèchent lamentablement. L'avènement de la République populaire de Chine et la reddition du Japon n'ont de toute évidence jamais fait partie de leurs horizons historiques. Poussée dans ses retranchements, une jeune doctorante finit par se souvenir d'un film, le Soleil (2005) ; l'opus magistral que le cinéaste russe Alexandre Sokourov a consacré à l'empereur Hirohito. C'est donc par un détour cinématographique que l'événement est connu et pas par des livres d'histoire.

Que retenir de ce constat somme toute banal et qui ne fait que s'amplifier d'année en année sinon que le «présentisme», pour reprendre l'expression de l'historien François Hartog, fait encore des progrès et qu'à la place des livres, ce sont les écrans quels qu'ils soient et les séries télévisées (Rome, les Tudors, Wolf Hall…) qui fournissent bouées mémorielles et clés d'analyse. On peut, à la rigueur, admettre que les dates en question n'ont pas grand-chose à dire à de jeunes Latino-Américains, on comprend moins l'ignorance de citoyens des Etats-Unis face à leur propre histoire, et on est surpris que ce passé, chronologiquement proche et qui ne concerne rien de moins que l'origine de la Chine contemporaine d'une part et la seule victoire en Asie des Etats-Unis de l'autre, manque à l'appel des mémoires dans un monde globalisé.

Impossible de dissocier ce présentisme d'un tout autre phénomène, apparemment sans lien, l'engouement que manifeste la tech industry américaine pour les auteurs de science-fiction - au point que le New York Times y consacra une partie de sa une du 17 février. Censé occuper le front le plus innovant de la planète, ce secteur entreprend de mobiliser les Jules Verne du XXIe siècle pour imaginer les dispositifs et les scénarios qui coloniseront le quotidien des humains en les plongeant dans des univers virtuels et en les y maintenant le plus longtemps possible. D'un côté donc, l'effacement du passé proche, pour ne rien dire d'époques plus lointaines ; de l'autre, le soin de concevoir le futur abandonné à l'imagination d'auteurs de science-fiction. Non contentes de distribuer leurs ouvrages parmi leurs personnels, des entreprises, comme Oculus, Microsoft Hololens ou Magic Leap, engagent directement des plumes, comme Neal Stephenson (1), l'auteur de Samouraï virtuel, intronisé «chief futurist» (2). Avec mission d'échafauder un avenir immergé dans le virtuel, de définir des axes de développement et de façonner le langage, qui servira à lancer sur le marché les nouvelles technologies et les imaginaires qu'elles véhiculeront.

Pourquoi pas ? Ainsi, volatilisé, le passé cesse-t-il de peser sur le présent - si tant est qu'il se réduise à la conscience que l'on en prend - tandis que l'avenir échappe aux spéculations des religions et aux prévisions des sciences sociales et des économistes pour se lire dans Matrix ou dans Ready Player One d'Ernest Cline (3). Où trouver la préfiguration de ce qui nous attend sinon dans Oasis, le réseau global de réalité virtuelle que décrit Ernest Cline et que Spielberg s'apprête à porter sur les écrans ? A vrai dire, les maîtres de la tech industry préfèrent taire ce que beaucoup de ces auteurs s'accordent pourtant à dénoncer, la coupure avec la réalité, l'addiction, l'aliénation et la manipulation des esprits que génèrent les mondes virtuels. A faire pâlir d'envie nos vieux systèmes totalitaires…

En proposant des futurs programmés sur mesure à des mémoires pratiquement vierges, on sabote toute approche critique du présent, on abolit toute distance réflexive mais on tourne aussi le dos aux défis d’un monde globalisé qui exige de prendre en compte la pluralité des passés de la planète et d’envisager la diversité des futurs qui l’attendent. Ces défaillances de la mémoire et ces stratégies commerciales constituent un risque autrement menaçant qu’un retour provincial au roman national. Elles devraient inciter tous les historiens à repenser et à recalibrer ce qu’ils ont à dire à leurs contemporains.

(1) Snow Crash (1992), pas moins de quatre éditions en français. (2) http://www.wired.com/2014/12/neal-stephenson-magic-leap (3) Publié en français chez Michel Lafon sous le titre Player One (2013).

Cette chronique est assurée en alternance par Laure Murat, Serge Gruzinski, Sophie Wahnich et Johann Chapoutot.