Derrière les grandes proclamations sur le
respect des droits de l’homme, du droit international et du droit européen, la
réalité est brutale : les vingt-huit États européens vont bel et bien enterrer
le droit d’asile accusé d’attirer des centaines de milliers de réfugiés. Le
plan germano-turc, présenté lors du sommet européen du 7 mars, et qui prévoit
le renvoi quasi-automatique de tous les migrants, économique ou demandeur
d’asile, vers la Turquie, a été adopté aujourd’hui par les chefs d’État
et de gouvernement, une nouvelle fois réunis à Bruxelles.
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Comment
l'Union va-t-elle supprimer le droit d'asile tout en respectant la légalité
internationale et européenne ?
« Nous respecterons le droit européen
et la Convention de Genève, ce n'est pas possible de faire autrement », a
martelé, hier, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker. « En
tant qu'Européen, nous ne pouvons tourner le dos à l'asile, nous avons
l'obligation d'aider les réfugiés », a surenchéri, Frans Timmermans, le
vice-président de l'exécutif européen. En réalité, la souplesse du droit permet
de rendre légal ce qui est moralement indéfendable.
Si un étranger demande l'asile, il aura la
garantie que l'office grec compétent examinera son dossier sur place. Et une
procédure d'appel devant un juge, jusqu'à présent inexistante, sera organisée.
En attendant la réponse, le candidat réfugié restera confiné dans un camp (ou
« hotspot »).Jusque-là, rien à dire : les demandeurs d'asile seront
simplement obligés de demander protection à la Grèce, ce qu'ils font peu
actuellement, préférant se rendre en Allemagne ou en Suède.
Mais, pour pouvoir renvoyer massivement les
demandeurs d’asile, la Commission propose d’organiser l’irrecevabilité de ces
demandes en s’appuyant sur l’article 33 de la directive qui prévoit que l’asile
sera refusé si l’étranger provient d’un « pays sûr » ou est passé par
un « premier pays d’asile ». Un « pays sûr » (articles 36 à
39), c’est un statut accordé par chaque État membre à un pays tiers, comme
vient de le faire la Grèce à l’égard de la Turquie : il faut simplement
que, dans ce pays, le réfugié ne risque pas d’être persécuté au sens de la
Convention de Genève de 1951 et qu’il puisse y obtenir le statut de réfugié. Le
« pays de premier asile » (article 35), c’est celui où il peut jouir
« d’une protection suffisante ». Certes, chaque demandeur d’asile
pourra contester que le pays tiers soit sûr dans son cas (par exemple un kurde
syrien), mais il faudra l’établir… Surtout, si l’asile est accordé, il le sera
seulement en Grèce.
L'examen étant ainsi individualisé, il n'y
aura pas « d'expulsion collective », une pratique bannie par le droit
international et la charte européenne des droits de l'homme à la suite des
barbaries nazies et soviétiques, mais des expulsions individuelles groupées… Le
secrétaire général du Conseil de l'Europe, le Norvégien Thorbjorn Jagland, s'est
dit satisfait de ce tour de passe-passe juridique qui revient, en réalité, à
refuser l'asile en Europe à toute personne ayant traversé un « pays
sûr » ou un « pays de premier asile ».
En décidant d’appliquer massivement ces
articles, l’Union régionalise le droit d’asile : il est rare qu’un réfugié
n’ait pas, au cours de son périple, traversé des pays où il ne risque rien, la
persécution étant souvent limitée à son pays d’origine. Avec ce principe, aucun
Cambodgien ou Vietnamien n’auraient obtenu l’asile en France dans les années
80, puisqu’ils ont d’abord séjourné en Thaïlande, un pays sûr. Désormais, il
reviendra aux pays se trouvant autour des zones de conflit ou de dictatures de
gérer le problème des réfugiés. En réalité, on se demande à quoi sert encore le
protocole de 1967 étendant la protection de la convention de Genève de 1951,
jusque là limitée à l’Europe, à l’ensemble de la planète.
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Quels sont les problèmes pratiques
que cette solution soulève ?
Le problème est que la Turquie n’a pas ratifié
le protocole de 1967 : le statut de réfugié est réservé dans ce pays aux
seuls Européens… Il va donc falloir qu’elle le ratifie ou que l’Union modifie
la directive de 2013 pour se contenter d’un statut « équivalent », ce
qui est la voie la plus simple. Côté grec, il va falloir installer dans les
cinq hotspots chargés de recenser les arrivants, des « officiers de
protection » chargés d’examiner les demandes d’asile et surtout prévoir
des juridictions ad hoc pour statuer sur les recours, ce qui s’annonce pour le
moins difficile quand on connaît le temps que prennent les réformes en Grèce…
Il faudra que ces juges spécialisés travaillent non stop afin de statuer au
plus vite, sauf à prendre le risque de voir les réfugiés coincés pendant de
longs mois dans les îles avec tous les problèmes (santé, éducation, etc.) que
cela posera. Enfin, la question éminemment pratique des retours de dizaines de
milliers de personnes n’est absolument pas abordée : il faudra sans doute
mobiliser l’armée pour assurer le calme et affréter des norias de bateaux
chargés de ramener les réfugiés et les immigrés sur les côtes turques. Les
images risquent d’être particulièrement choquantes.
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Est-ce que l'abandon du droit
d'asile va interrompre le flux de migrants ?
Les réfugiés ne représentent qu’environ la
moitié, voire moins, du flux actuel. Autrement dit, les migrants économiques
tenteront toujours d’entrer par d’autres voies. Pour les réfugiés, l’Union
promet d’appliquer le principe du « un pour un » : pour chaque
demandeur d’asile renvoyé, elle s’engage à reprendre un réfugié statutaire
installé en Turquie. Mais à y regarder de plus près, il n’est pas question
d’accueillir des centaines de milliers de personnes. Les Vingt-huit s’engagent
seulement à accueillir, sur une base « volontaire », des réfugiés
dans la limite du plafond des 160.000 personnes qui doivent être relocalisées
comme ils l’ont décidé en juillet dernier. Sur ce contingent, il reste 18.000
places et les Vingt-huit sont prêts à ajouter 54.000 places. Soit 72.000
réfugiés… On est loin du « un pour un » qui ressemble fort à un
attrape-gogo destiné à calmer les ONG de défense du droit d’asile. C’est donc
bien d’un abandon du droit d’asile qu’il s’agit.
N.B.: Article paru dans Libération du 18 mars.
La conclusion de sommet fait l’objet de cet article, par ici.