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Libération
TRIBUNE

Le populisme qui vient

Le phénomène Trump est le résultat d’un militantisme conservateur acharné sur le terrain.
publié le 21 mars 2016 à 17h51

Des femmes pestant contre l’intrusion de l’Unesco dans les manuels scolaires de leurs chères têtes blondes, des hommes raillant les féministes dans les rues de San Francisco, d’autres rêvant d’un monde sans impôts ou refusant l’inscription de l’égalité hommes-femmes dans la Constitution. Ces formes de contestation sont omniprésentes aux Etats-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et nous invitent à cesser de penser le phénomène Trump en termes psychologiques ou complotistes.

Ces deux explications ont été mobilisées dans les sciences sociales pour comprendre l'incompréhensible : le populisme aux Etats-Unis. Dans les années 50, les chercheurs utilisaient des outils psychologiques pour analyser le maccarthysme. «Paranoïa», «malaise», «frustration» étaient les termes les plus usités. Le concept, cher à l'Ecole de Francfort, de «personnalité autoritaire» semblait offrir des clés pour expliquer l'inexplicable : les délires machistes, antisémites et racistes d'une Amérique dite «profonde» pour mieux la reléguer aux oubliettes de l'histoire. La permanence du mouvement et ses triomphes dans les années 80 permirent la victoire d'une autre hypothèse : celle du complot et de la manipulation. Des élites cyniques instrumentalisent les peurs et les frustrations des petits Blancs en déroulant une litanie apocalyptique sur la fin des valeurs, de l'autorité et de la domination blanche et masculine. Si j'en juge par les commentaires médiatiques, les modèles psychologiques et complotistes ont toujours la vie dure, mais chassent trop souvent l'ombre pour la proie.

Le phénomène Trump est le résultat de décennies de mobilisation d’hommes et de femmes conservateurs dans les banlieues états-uniennes. Leur militantisme est permanent, chevillé au corps, et rendu souvent plus agressif par Internet. Chaque jour, ils scrutent les votes au Congrès, décortiquent les textes de loi et envoient des courriers pour protester contre les votes de tel ou tel élu. Dans les réunions de parents d’élèves, au cours de barbecues entre amis, sur les terrains de football et de base-ball, ils débattent, s’insurgent et parviennent souvent à convaincre de futurs militants. En cela, Trump leur ressemble, et leur choix n’a rien d’une folie ou d’une manipulation. Si la dérégulation du financement des campagnes et le délire médiatique ambiant ont facilité ses desseins présidentiels, ils ne seraient rien sans ces petites mains conservatrices qui labourent le terrain depuis longtemps.

Dans son étude sur le mouvement Tea Party, la politiste de l'université Harvard Theda Skocpol s'excusait auprès de son lectorat d'avoir à admettre que les conservateurs étaient le principal mouvement social dans l'Amérique du XXIe siècle. Le Tea Party a mis dans la rue plus de monde que son pendant à gauche Occupy Wall Street. Les conservateurs ont repris en main les fondements de tout mouvement social : travail de terrain, campagne permanente, lutte acharnée. Tout comme le Tea Party, qui pour l'heure lui monnaye ses suffrages, Trump n'est donc pas le fruit d'une Amérique paranoïaque ou d'un complot de milliardaires ; il est la conséquence du militantisme d'une Amérique populiste. A l'heure de mouvements similaires en France, à l'instar de Jour de colère, il est important de ne pas céder aux explications simplistes et de regarder en face l'Amérique dont Trump est le nom.

Dernier ouvrage paru : American Tax Resisters (Harvard University Press, 2014).