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Libération
TRIBUNE

L’Europe, terre d’asiles

L’Europe a bâti un de ses «hotspots» pour réfugiés sur l’île grecque de Léros, à l’endroit même où s’élevait, il y a peu, un glaçant hôpital psychiatrique. Accueillir  les demandeurs d’asile dans un ancien asile : le symbole n’a rien d’anodin.
Sur l’île grecque de Leros, un migrant se faufile à nouveau dans le centre d’enregistrement où les réfugiés sont identifiés sur les bases de données européennes avant l’octroi d’un laisser-passer. (Photo Lefteris Pitarakis. AP)
publié le 29 mars 2016 à 17h11
(mis à jour le 30 mars 2016 à 11h14)

Le droit d’asile, inscrit dans l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, est-il définitivement devenu lettre morte en Europe ? Tout l’indique, à commencer par la partie de ping-pong monnayée entre l’Europe et la Turquie, au mépris du droit international, visant d’abord à désengorger la Grèce et ses fameux «hotspots», ces centres d’enregistrement où transitent les réfugiés.

Un lieu en est l'emblème dans l'archipel du Dodécanèse : Leros, surnommée «l'île des damnés» à cause de son hôpital psychiatrique de sinistre mémoire, centre de torture pour malades mentaux, maltraités, battus, attachés nus à des arbres, et camp de redressement pour dissidents lors de la dictature des Colonels (1967-1974). Dans les années 80, une série de reportages devait attirer l'attention de la communauté internationale sur ce «bagne psychiatrique», véritable «camp de concentration» selon les mots de Félix Guattari, qui en rapporta un glaçant Journal de Leros (1).

Les lieux ont peut-être une âme. Ils ont surtout une histoire. L’hôpital Pikpa de Leros fait partie de ces endroits maudits dès sa fondation en 1959, sur les ruines d’installations militaires qui avaient poussé sur l’île lors de l’occupation italienne (1912-1948). La caserne était devenue asile et lieu de coercition.

C’est l’asile en ruines, fermé depuis 1997 sous la pression du scandale, qui a récemment été converti en lieu de confinement pour les réfugiés, soumis à un règlement plus sévère depuis qu’on a découvert que deux des terroristes ayant perpétré les attentas à Paris y avaient transité, munis de passeports volés. Ce va-et-vient sémantique entre asile comme refuge et asile comme lieu de restriction des libertés n’est pas nouveau. Toute l’histoire de la psychiatrie est traversée par cette ambiguïté entre maisons de santé et maisons de force, hospice et prison, à l’image de Bicêtre ou de la Salpêtrière.

Le choix de l’ancien asile de Leros pour accueillir les demandeurs d’asile a tout de même une charge symbolique peu commune dans le contexte actuel, où l’accueil se transforme aussitôt en rejet, où le devoir humanitaire le plus élémentaire est aussitôt sapé par les restrictions gouvernementales et les manœuvres de Bruxelles. Comme si le traumatisme, dont on sait qu’il est fondé sur le principe de la répétition, était à chaque fois réitéré sous une autre forme. Sans en exagérer le sens métaphorique, il ne faut pas négliger la force inconsciente qui préside à ces choix et ces conversions «objectives» de certains espaces publics.

Rappelez-vous où le gouvernement Raffarin avait décidé d’installer la Cité nationale de l’histoire de l’immigration à Paris. Dans l’ancien musée des colonies, devant lequel se dresse une stèle «A la France colonisatrice et civilisatrice». Tout se tient.

Ce qui se passe à Leros n’est certes pas comparable à ce qui s’est passé par exemple à Deir Yassin. Dans ce village arabe proche de Jérusalem, massacré en 1948, plus d’une centaine d’habitants, dont des femmes et des enfants, avaient péri. Il était devenu, dès 1951, le site d’un hôpital psychiatrique, le Centre de santé mental Kfar Shaul, destiné à accueillir les victimes de l’Holocauste - celui-ci existe toujours et soigne notamment les patients atteints du fameux «syndrome de Jérusalem», délire provoqué par le choc émotionnel à fréquenter des lieux saints.

Il n’empêche que Leros relève d’une collusion analogue entre le psychiatrique et le politique, dans ce qu’ils ont de pire et de plus perverti par rapport à leur mission d’origine : contrôle des corps, restriction des libertés, exercice de domination sur des populations en détresse. Victimes des guerres et des rapports de force internationaux, les réfugiés, produits par le système, n’ont d’autre recours que de se jeter à nouveau dans la gueule du système, qui entend bien les refouler une deuxième fois. Pour les renvoyer où ? En Turquie, déclaré sans ironie «pays sûr», ce qui n’est pas faux concernant une semi-dictature, qui musèle la presse et persécute ses intellectuels. Or il est troublant de penser que depuis des années, la politique de la folie connaît en parallèle un durcissement très inquiétant en Europe, avec le développement des soins sans consentement et les progrès de la déshospitalisation. Accueil, hospitalité, asile sont désormais des mots en déshérence sur le vieux continent. Et «l’Europe forteresse» a beau crier qu’elle n’entend pas brader ses «valeurs», tout signale que ses idéaux se sont bel et bien effondrés.

(1) L'enquête fut publiée dans Libération le 13 octobre 1989. Elle a été rééditée en 2012, dans le livre «Guattari, de Leros à La Borde», aux éditions Lignes/IMEC.