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Libération
Chronique Philosophiques

Le goût du politique

Tout comme «House of Cards», la série de Canal + «Baron noir» donne à voir un monde politique où l’idéal a disparu. A la différence de la série américaine, il y subsiste une volonté qui résiste même quand tout va mal.
(Picasa)
publié le 31 mars 2016 à 19h11

Non, ce n'est pas à cause du nom du président (pas trop sympa, ce Laugier) que je tiens à évoquer la série politique de Canal +, Baron noir, qui n'a d'ailleurs pas besoin d'un éloge de plus. C'est plutôt pour le goût, et le ton, qu'elle donne au politique. Je parle du politique en tant que forme de la vie humaine et pas seulement en tant que la politique avec ses institutions et ses pouvoirs, présidentiel, législatif, etc. et ses élections, partis, intrigues.

Il est intéressant que ce soit par la grâce d'une vraie série politique que les séries françaises passent à la vitesse supérieure et entrent, enfin, en réelle concurrence, sinon commerciale, du moins politique et morale, avec les productions américaines. Déjà Borgen, modeste opus danois, avait réussi de façon imprévisible, à porter les enjeux d'une vie politique poussée par une forme d'exigence morale individuelle. Mais Borgen restait ancré dans la vie du pouvoir central, dans un aller-retour constant entre l'intime (la vie personnelle et familiale d'une femme revendiquée ordinaire) et la gouvernance. Avec Baron noir, on a un aller-retour permanent entre les palais présidentiels ou ministériels, et le terrain des luttes, crises et misères locales dans le nord de la France ; entre la vie institutionnelle et la vie politique quotidienne. C'est dans ces allers-retours que s'invente et s'approfondit la vie démocratique.

Aller-retour représenté de façon littérale par les constants trajets effectués en voiture entre les deux lieux de la série par son héros, Philippe Rickwaert (Kad Merad) - député et maire PS de Dunkerque lâché au premier épisode par le futur président de la République, son mentor Laugier (Niels Arestrup) et qui reprendra pied (provisoirement) dans son fief, et (bizarrement) dans son parti, pour revenir à l’action.

Une histoire de vengeance personnelle et de revanche politique, qui, à première vue, suit le scénario House of Cards saison 1, où l'on voyait le manœuvrier Francis Underwood (Kevin Spacey), trahi par le président qu'il a contribué à faire élire, reconquérir le pouvoir jusqu'à devenir vice-président, puis évincer le président lui-même. Mais là n'est pas le sujet de Baron noir. La vraie référence n'en est pas House of Cards et son cynisme en politique dans le style «tous pourris».

Malgré (ou grâce à) sa grande lucidité, Baron noir est un manifeste pour la vie politique. En ce sens, il est directement héritier de la série d'Aaron Sorkin, The West Wing (A la Maison Blanche), dans sa mise en série de ce qui anime réellement les personnages et nous attache à eux, cette vie, qu'on oserait appeler bio-politique et qui est tout autre chose que la pure ambition calculatrice et finalement abstraite de House of Cards : le désir d'avancer vers un monde un peu meilleur et déjà vers une étape ultérieure de soi-même.

L'univers de The West Wing n'était protégé ni du cynisme ni de la trahison, mais était mû par une ambition éthique, à une époque (tournant du siècle et glauques années Bush) où la présidence Bartlet présentait une réalité politique alternative, fictionnelle, démocrate, à un Etat réactionnaire. House of Cards - aussi situé chez les démocrates - signait la fin de cette utopie, une fois Barack Obama élu à la Maison Blanche. Non pour quelque déception mais parce qu'il n'y avait plus place pour un monde alternatif. Baron noir, aussi, représente le politique tel qu'il est, ici et maintenant, réel et imparfait, dans un monde où l'idéal a disparu mais où, contrairement à House of Cards la volonté politique survit. Et la croyance naïve au progrès est remplacée par la question de savoir ce que chacun peut faire, dans une situation de menace voire de catastrophe réelle.

Baron noir propose une vision du politique ancrée dans la vie ordinaire et locale, la politique se révélant, non un sujet de série, mais un outil de confrontation à la réalité. «Nous voulions parler de la France et le meilleur des véhicules pour cela est la politique», revendique Eric Benzekri, un des auteurs. Quand House of Cards reste un jeu d'intrigues glacé entre Chambre des représentants, partis et Maison Blanche.

The West Wing, certes plus porté sur les questions «sociétales» (peine de mort, pauvreté, avortement, terrorisme, etc.), ne confrontait qu'exceptionnellement ses héros au terrain. L'ambition de Baron noir, au-delà de l'anecdote, est dans sa volonté de poser des questions concrètes, l'euro, le chômage, au ras de la ville, de placer la politique ailleurs que dans ses structures institutionnelles, et prêter attention aux détails - la série est documentée, comme l'était The West Wing, avec le recours à des spécialistes de l'appareil. Aucun personnage n'est sympathique (on est bien dans une série télé d'aujourd'hui), et même ceux qui veulent incarner le bien ou la grandeur s'illusionnent d'abord sur eux-mêmes. Mais tous vivent de la politique, au sens propre. A l'image du héros, impressionnant Kad Merad qui parvient à incarner une forme de charisme de l'homme moyen. Car le talent du Baron noir est d'utiliser les potentialités du médium série en les investissant dans le politique ordinaire, et inversement. Le genre télévisuel des séries politiques a peut-être traversé l'Atlantique.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.