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Libération
TRIBUNE

Eloge du droit en général et de la Constitution en particulier

En Hongrie, en Pologne, mais aussi en France, le pouvoir politique tente de restreindre celui des magistrats en marginalisant sans cesse l’autorité judiciaire. Mais attaquer le droit, c’est attaquer la démocratie. Le peuple existe grâce aux textes qui constituent la société politique.
Des codes. (Photo Jacques Demarthon. AFP)
publié le 3 avril 2016 à 18h21

Dans certains milieux, de droite mais aussi de gauche, il est très tendance de critiquer le droit. Il serait la cause de tous les maux : l’économie de marché qu’il légitimerait, la dissolution des liens sociaux qu’il provoquerait, l’individualisme qu’il sacraliserait, la déchéance de la nationalité qu’il empêcherait, l’état d’urgence qu’il condamnerait, le référendum local qu’il interdirait. Et partout en Europe, les gouvernements s’en prennent au droit et à ceux qui le portent, les magistrats. La Pologne réduit la compétence des juges constitutionnels, la Hongrie remet en cause le principe d’indépendance de la justice, le Royaume-Uni manifeste sa volonté de ne pas appliquer les décisions de la Cour de Strasbourg, et la France adopte des lois qui marginalisent sans cesse l’autorité judiciaire.

«Le droit, le droit, le droit ! Si le politique veut, le droit ne doit-il pas s'incliner ! Le droit n'est-il pas là pour fournir au politique les moyens d'accomplir sa volonté !» Certains le pensent. Malheureusement. Car le droit, et en particulier la Constitution est, disait Benjamin Constant, «la garantie de la liberté d'un peuple». Quand des hommes s'assemblent, cette réunion produit la nécessité de règles qui fondent leur vie commune et organisent leurs rapports ; qui, pour reprendre l'article 2 de la Déclaration de 1789, les constituent en «association politique».

Et, dans les sociétés contemporaines, sauf à faire revivre Dieu, la Nature ou toute autre figure de la transcendance, le droit est le seul médium laïque où enraciner les règles d’intégration sociale, où fonder la démocratie.

Pour passer, en effet, de la multitude à la société, il faut, toujours et partout, qu’arrive un récit fondateur, un récit qui raconte une histoire dans laquelle chacun puisse se reconnaître, un récit qui symboliquement dit l’ensemble.

Or, le récit dans lequel les sociétés se constituent en tant que telles est, précisément, une Constitution ! Ce n'est pas par hasard si, dans ces moments politiques purs que sont les révolutions, quand tout est rapport de forces politiques, barricades, violences, il est fait appel au droit par les révolutionnaires. Les hommes de 1789 répondent au discours du 5 mai de Louis XVI par la rédaction, deux mois plus tard, de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; les capitaines portugais de 1974 annoncent, aussitôt après avoir renversé le régime salazariste, la convocation d'une Assemblée constituante, tout comme les Tunisiens après avoir chassé Ben Ali en 2011. Pas davantage un hasard si, après les attentats de janvier 2015, les mots entendus dans la marche du 11 janvier et qui disent l'idéal du moi collectif étaient des mots constitutionnels : «Liberté d'expression», «Liberté, Egalité, Fraternité», «Liberté d'écrire et d'imprimer», toute expression qui renvoie explicitement aux articles pertinents de la Déclaration de 1789 ou à la devise de la République inscrite à l'article 2 de la Constitution de 1958.

Pas un hasard parce qu’une Constitution n’est pas seulement un texte «technique» ; elle est ce miroir magique qui fait advenir la figure du citoyen qu’elle expose dans ses valeurs.

L’état de nature ne connaît pas le citoyen mais l’être humain pris dans ses déterminations sociales - sexe, âge, profession, religion, revenus… - qui font apparaître nécessairement les différences, les inégalités de fait dans la répartition du capital économique, culturel, symbolique. Si les sociétés en restaient à ce moment-là, elles produiraient une représentation d’elles-mêmes où l’inégalité des conditions aurait la place centrale en ce qu’elle fonderait et le principe de regroupement des hommes et le fondement légitime des règles.

La fonction magique d’une Constitution est, précisément, de faire passer de l’état de Nature à l’état civil, de transformer les êtres humains en citoyens par la grâce des valeurs communes qu’elle énonce. Elle est ce miroir dans lequel l’égalité en droits construit la figure du citoyen. La force propre du droit, écrivait Pierre Bourdieu, est d’instituer, c’est-à-dire, de faire exister, de donner vie à ce qu’il nomme. Ainsi, en est-il de la Constitution qui nomme et en les nommant constitue - au sens premier du terme - le peuple.

Cette part du droit dans la construction du peuple est parfois comprise comme une crainte, voire une haine de la démocratie en ce qu'elle dénierait toute place au «peuple de tout le monde et de n'importe qui». Dans l'histoire et dans les philosophies politiques, cette compréhension a-juridique sinon anti-juridique du peuple n'a pourtant jamais ouvert les chemins de la démocratie. Car si le peuple ne se construit pas par «un accord sur le droit», comme le dit Cicéron, sur quel lien symbolique va-t-il se constituer ? Par un accord sur le sang ? Par un accord sur la race ? Par un accord sur la religion, le peuple juif, le peuple musulman, le peuple chrétien ? Par un accord sur la personne du chef-incarnation-du-peuple ?

Eloge du droit donc. Attaquer le droit, c'est attaquer la démocratie. Ce n'est pas le suffrage universel, ni les sondages ni le référendum qui «agacent» les politiques ; c'est le droit. Et les juges, les vrais, ceux qui appartiennent à l'ordre judiciaire. Dans son ouvrage, IUS - l'invention du droit enOccident, Aldo Schiavone montre, avec justesse, qu'à Rome le droit a été inventé en se séparant progressivement de la morale et de la religion, qu'il s'est inventé comme objet autonome par rapport à la religion, au politique et à la morale grâce aux magistrats.

C’est lorsqu’il y a eu un corps de juristes qui a pensé les problèmes de la société en termes juridiques et non plus en terme moral, religieux ou politique que le droit est né, par la constitution d’un corps de magistrats comme producteurs du droit.

Entre l'institution judiciaire, le droit et la démocratie, il y a un lien nécessaire. Ce lien était clairement reconnu par la loi du 3 juin 1958 qui imposait au constituant de faire de l'autorité judiciaire la gardienne «des libertés essentielles telles qu'elles sont définies par le Préambule de 1946 et la Déclaration de 1789».

Obligation non respectée puisque l'article 66 de la Constitution supprimait le pluriel et faisait de l'autorité judiciaire «la gardienne de la liberté individuelle» et que le Conseil constitutionnel inventa par la suite la notion de «liberté personnelle» pour réduire encore le domaine de compétence du juge judiciaire ! Il est grand temps de reconnaître la qualité du droit et de rétablir la mission constitutionnelle de l'autorité judiciaire sous peine de voir l'Etat de droit glisser progressivement mais assurément vers l'Etat policier.