Après les jeux indignes autour de la déchéance de la nationalité, les inénarrables péripéties de la primaire de la gauche, les rodomontades éculées de l'opposition, et en attendant la vacuité programmée de l'élection présidentielle, le rejet du projet de loi sur le travail rejoue un épisode du pouvoir contre la jeunesse. La vie politique française ressemble de plus en plus à ces cauchemars dans lesquels on est condamné à revivre perpétuellement la même scène. Un mauvais rêve qui naît de l'assèchement démocratique que l'ordre de la Ve République finit de réaliser. Pour certains, ces événements confirmeraient que la France est déjà entrée en post-démocratie, ce stade suprême du politique où la dissociation entre ce que fait un gouvernement et ce que les citoyens qui l'ont élu voudraient qu'il fasse est devenue totale (lire ci-contre). Cette nouvelle étiquette sert uniquement à évacuer un danger en lui donnant un nom.
La notion de post-démocratie repose en effet sur une confusion, qu'elle renforce : celle entre la démocratie comme régime politique et comme forme de vie. Sous le premier aspect, la démocratie nomme un système représentatif dont l'élection et la règle de la majorité sont la pierre d'angle, qui garantit les libertés d'opinion, de réunion et de conscience et qui respecte la séparation des pouvoirs afin d'interdire l'arbitraire. Sous le second, elle renvoie à la multitude des activités du quotidien qui donnent à chaque citoyen l'assurance de jouir de l'égalité, de la dignité et de la justice qui lui sont dues et de vivre des relations sociales d'où la force et la violence sont exclues et où les droits acquis sont réellement exercés.
Cette dualité inhérente au concept de démocratie est régulièrement rendue publique par les foules qui, sans viser la conquête d’aucun pouvoir, descendent dans les rues et occupent les places pour protester contre la manière dont leurs gouvernants et représentants remplissent la mission qu’elles leur ont confiée. Ces mobilisations, qui se développent hors des partis et des syndicats et s’adressent à quiconque veut exprimer sa colère, n’ont souvent qu’un seul mot d’ordre : «Démocratie !». Le terme est ainsi devenu un étendard sous lequel s’avancent toutes sortes de revendications. Parfois aussi, l’appel à la démocratie est émis par des voix répétant qu’elle n’est qu’une illusion ou qu’une hypocrisie ; ou qu’elle pousse trop loin l’égalité et la liberté qu’il est raisonnable de concéder aux individus. Ces voix-là clament qu’il serait temps de s’en débarrasser pour laisser place à un pouvoir autoritaire conduit par un leader providentiel qui saura enfin prendre les décisions indispensables afin de freiner le déclin ou la ruine des nations que la démocratie porte en elle.
Il ne faut cependant pas confondre cette critique externe de la démocratie avec la critique interne qui défend, elle, une extension des droits sociaux et politiques des citoyens - en particulier, celui de s’assurer que les gouvernants respectent les règles fixées par la Constitution et appliquent effectivement les lois. Cette critique interne réclame la multiplication des contre-pouvoirs, la définition collective des priorités politiques, la relocalisation de la décision collective au plus près de ceux qu’elle concerne, et la production et la diffusion d’une information libre et complète.
Prétendre que nous sommes entrés en post-démocratie revient à donner crédit au constat de faillite posé par la critique externe de la démocratie et à ignorer les exigences formulées par la critique interne. Cette ignorance a un coût : elle désarme les citoyens dans le combat pour démocratiser le régime démocratique.
En fait, il n'y a pas de post-démocratie parce que nous n'avons jamais été en démocratie. Et que celle-ci est un horizon à atteindre. Sur ce chemin, nous en sommes au mieux à une étape qui cherche (et avec quelles difficultés et quelles variations) à intégrer le suffrage universel et les règles de l'Etat de droit. Bien sûr, ce que la démocratie comme régime offre aujourd'hui à ceux qui en ont une vieille expérience est insatisfaisant et largement obsolète. Mais ce n'est pas une raison pour céder à ses contempteurs qui nous pressent de hâter sa disparition. L'idée qu'un gouvernement du peuple pour le peuple et par le peuple est possible et souhaitable a peu de chances de s'éteindre un jour. Et, quoi qu'en disent les nostalgiques et les atrabilaires de tous bords, les citoyens ne cesseront jamais d'agir pour réaliser la démocratie comme régime et comme forme de vie. Il n'y a donc pas lieu de désespérer de la démocratie. Elle est toujours à venir… pour autant qu'on continue à la vouloir. Et c'est bien cette volonté que manifestent ceux qui se lèvent contre la déchéance de la nationalité, le refus de respecter le droit d'asile ou l'allégement du droit du travail. Car ce qui est en jeu, dans toutes ces dispositions, est le fait qu'elles portent atteinte au principe même de la démocratie : l'égalité de tous et de toutes comme condition de l'autonomie de chacun et de chacune. C'est aussi ce qui se dit dans les rues et sur les places de France depuis le 31 mars.
Dernier ouvrage paru : le Principe démocratie-enquête sur les nouvelles formes du politique, avec Sandra Laugier, La Découverte, 2014.