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Libération
Chronique «Historiques»

Les trottoirs de São Paulo

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La philosophe Marilena Chaui, qui décrit la montée d’un conservatisme au Brésil porté par les déboires du gouvernement, pourrait être tout aussi utile aux Occidentaux.
publié le 5 avril 2016 à 17h11

Alors que les Etats-Unis se sont transformés en une gigantesque estrade électorale aux timings soigneusement programmés, la rue et les médias dominent la scène brésilienne. Le géant de l’autre hémisphère est en train de s’enfoncer dans une crise politique et sociale qui ajoute une note inquiétante au marasme économique. Une semaine au Brésil, même dans sa marge lointaine qu’est l’Amazonie, permet de mesurer jour après jour la dégradation accélérée de la situation politique et d’observer in vivo l’emprise monstrueuse des médias sur les populations de ce sous-continent.

Le Brésil n’est ni la France ni l’Europe, mais son actualité a de quoi donner du grain à moudre au reste du monde occidental. Le 13 mars, une manifestation multitudinaire a envahi l’avenue Paulista, les Champs-Elysées de São Paulo, en criant des slogans contre la corruption et en faveur du juge qui s’est prononcé contre l’ancien président Lula.

Que nous dit la philosophe Marilena Chaui, l’une des plus lucides observatrices de la société brésilienne ? Exaspérée par la corruption et la médiocrité de la classe politique toutes tendances confondues, cette multitude ne se rattache à aucun mouvement social ou populaire ni à aucun parti. A tout moment, elle peut devenir une foule aveugle, prête à suivre un pouvoir qui court-circuiterait les partis. Elle exprimerait la dérive d’une société violente et autoritaire, à deux doigts de verser dans un «bouillon de culture» fasciste.

Déjà dans les grandes manifestations de 2013 des slogans comme «Meu partido é meu país» («mon parti est mon pays») exhalaient des relents inquiétants. Mais le diagnostic de la philosophe ne s'arrête pas là. La pente conservatrice qu'est en train de descendre le Brésil est largement due à un recul de tout ce qui représente une attitude de gauche : «Que l'on regarde à gauche ou à droite, le vide de la pensée est partout. Vous parlez avec quelqu'un de droite et vous réalisez qu'il est capable de dire quatre phrases contradictoires sans même s'en rendre compte. Vous parlez avec quelqu'un de l'extrême gauche, et vous constatez aussi le totalitarisme qui passe par un déficit de pensée.» (1)

La philosophe Marilena Chaui s'en prend ici à l'extrême gauche qui a dénoncé les errements du PT (le Parti des travailleurs de Lula). Cependant, on peut aussi s'interroger sur le travail du temps : trop jeunes pour avoir vécu les décennies héroïques, les nouvelles générations ne connaissent du PT que la phase gouvernementale et les scandales de ces dernières années, sans rien savoir du grand mouvement syndical et social qu'il fut à la fin du XXe siècle, durant et après la dictature militaire. Même les étudiants d'une grande université de province, comme celle de Belém, en Amazonie, n'ont qu'une idée vague de l'époque de la dictature, comme ils ignorent aussi la complexité et la fragilité de la période de transition qui, sous la direction de Fernando Henrique Cardoso, a débouché sur l'instauration de la démocratie. Les années de croissance phénoménale du début du siècle, chargées d'espoirs de prospérité illimitée - les réserves de pétrole étaient censées mettre un terme une fois pour toutes aux problèmes du pays -, se dressent entre eux et des passés oubliés ou jamais connus. A la différence de leurs voisins chiliens et des Argentins, les Brésiliens n'ont jamais lavé le linge sale de la dictature. Une omission qui pourrait coûter cher en ces temps troublés !

En revanche, l’oubli ou l’ignorance favorisent le jeu des médias et les formes les plus conservatrices du religieux, des Eglises évangéliques à l’Opus Dei. Ce cocktail joue un rôle déterminant dans le «rétrécissement» et l’ankylose des esprits. L’omnipotence et le machiavélisme des médias, qui matraquent l’information, la pulvérisent et la recomposent à volonté, avec une virtuosité perverse, font davantage ressembler le Brésil à nos anciens pays de l’Est qu’à une démocratie occidentale.

On nous dira que nous ne sommes pas dans l’hémisphère Sud et que la vague ne saurait nous atteindre. On aurait pourtant peut-être intérêt à méditer les analyses de la philosophe, qui scrute la manière dont, au nom du combat contre la corruption, des politiques, une opinion manipulée, une classe moyenne apeurée et frustrée, dérivent vers des rivages où le conservatisme frise des positions plus inquiétantes.

La force des mouvements d’extrême droite en Europe, l’abandon des responsabilités collectives et citoyennes, enfin la montée d’un racisme qui n’a rien à envier au Brésil appellent à la vigilance. La mondialisation de notre univers nous interdit d’ignorer la situation brésilienne, pas plus que le succès d’un Donald Trump. Dans un monde globalisé qui est un ensemble de vases communicants, nous ne saurions nous passer de pensées aussi décapantes que celle de Marilena Chaui.

(1) «Sociedade brasileira : violência e autoritarismo por todos lados», interview de Marilena Chaui publiée dans le magazine Cult.