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Abattoirs : être cruel pour être rentable ?

900 animaux saignés à l’heure : les vidéos de l’association L214 mettent en lumière les cadences infernales de la filière viande. Les employés sont face à un dilemme éthique, sauver ou achever.

Par
Isabelle Sorente
écrivaine
Publié le 07/04/2016 à 18h51

En moins de six mois, l'association L214 a diffusé trois films tournés dans trois abattoirs qui, malgré leur taille dite humaine, malgré leur qualification «bio», ont été le théâtre d'actes de cruauté envers les animaux. Je garde en mémoire l'image d'un agneau déchiqueté par une machine. L'opérateur arrive trop tard, la bête est coupée en deux, elle bouge encore. Que feriez-vous à sa place ? A la place de l'opérateur, tel est le nom qui désigne l'employé de l'abattoir, le nom qui en a remplacé d'autres comme boucher ou saigneur, telle est la terminologie, au XXIe siècle, l'opérateur, c'est l'homme en combinaison qui constate que la machine cisaille l'animal qui vit encore.

J’ignore la cadence de travail de l’abattoir de Mauléon-Licharre, mais je connais celle d’une chaîne de découpe d’un abattoir porcin : 900 animaux saignés à l’heure. 15 saignées à la minute. Tel est le rythme imposé à l’opérateur, par la chaîne de découpe et les robots fendeurs. Les machines imposent leur rythme aux ressources humaines, comme aux animaux mis à mort. La réglementation prévoit que les animaux soient étourdis, qu’ils souffrent le moins possible : la cruauté n’est pas réglementaire. Pour autant, est-elle le signe d’un dysfonctionnement ou la conséquence inévitable, bien que non dite, non pensée, occultée par l’omerta d’un langage technique, la conséquence programmée d’un fonctionnement ? Lors de la mise à mort industrielle des animaux, le supplice est-il la norme ou l’exception ? Le piège serait d’entendre cette question comme un seul problème technique, une équation à résoudre qui n’appelle pas de réponse mais une solution : réduire les cadences, investir dans des outils étourdissants plus efficaces, limiter le dysfonctionnement. Tout cela dans les limites économiques acceptables. Puisque tel est, en définitive, le paramètre ultime.

A l’instant où l’homme cède la place à l’opérateur, à l’instant où il cesse de raconter une histoire - même insupportable - l’image devient muette. Sans légende. Le langage technique ne raconte pas d’histoire, c’est même sa caractéristique, il optimise un processus qui se doit d’être rentable et une fois seulement la rentabilité assurée, aussi humain que possible. Ce que dissimule cette optimisation, c’est que la souffrance des êtres vivants - celle des animaux comme celle des employés - devient une variable ajustable de l’équation économique. Alors la cruauté ? Fonctionnement ou dysfonctionnement ? La seule façon de répondre à cette question est de reconstituer l’histoire : Que feriez-vous à sa place ? Vous êtes l’opérateur, un agneau coupé en deux tombe à vos pieds, il hurle, vous faites quoi ? Vous l’achevez comme vous pouvez ? Vous tournez la tête ? C’est une histoire sans issue. C’est une histoire tragique. C’est une histoire que les hommes et les femmes qui travaillent dans des élevages industriels connaissent par cœur.

L’abattoir n’est que l’aboutissement d’un processus de production industrielle. On parle de production animale, comme si les millions d’animaux qui naissent et meurent étaient un flot de matière, des machines à protéines à peine distinctes les unes des autres. On dit produire, comme si faire naître et faire mourir revenait au même, comme si cela n’était qu’une seule et même opération, produire = naître = mourir, comme si, entre la naissance et la mort programmée, il n’y avait rien. Le problème, c’est qu’il y a quelque chose. Qui se coince la patte dans un caillebotis. Qui souffre de hernie. Qui n’arrive pas à mettre bas. Quelque chose qui a mal, quelque chose qui crie. Dans les élevages de porcs se pose le problème de savoir si un animal boiteux doit être sauvé ou achevé. Si une truie trop âgée doit partir à la réforme. Alors que les employés ont une journée minutée, alors que bien souvent, ils sont moins d’une dizaine d’hommes pour gérer une dizaine de milliers de bêtes, l’arbitrage entre souffrance et productivité est permanent. Doit-on prendre le temps d’achever ou le temps de sauver ? Doit-on laisser mourir ? La souffrance criante, délirante des animaux est devenue une variable économique dont personne ne veut entendre parler, et dont l’ajustement incombe aux hommes qui les accompagnent jusqu’à leur destination finale. S’il laisse souffrir, l’homme s’endurcit. S’il abrège les souffrances, l’homme s’endurcit. Pas d’échappatoire. Le jour où je me suis rendue à l’abattoir, que les personnels qui y travaillent appelaient l’«outil», le jour, donc, où j’ai visité l’«outil», pour adopter la terminologie glacée de mon siècle, j’étais froide comme les lames des robots fendeurs-découpeurs, froide comme la température ambiante. J’en voyais trop, je ne ressentais rien. Je me souviens d’avoir pensé : voilà, c’est fini, leur souffrance s’arrête là.

Les millions d’animaux que nous produisons n’ont pas de nom. Ils sont un poids de viande. Conçus et engraissés dans des lieux fermés à la périphérie de nos villes. Des lieux où les mots sont d’autant plus sympathiques qu’ils étouffent les cris. La maternité, c’est l’endroit où les truies mettent bas dans des cages de fer. Les soins aux petits, c’est la castration sans anesthésie et l’arrachage des dents. Le quai d’embarquement, c’est le quai où le camion embarque les animaux pour l’abattoir. Cette déformation des mots n’est même pas un mensonge, c’est la vérité d’un langage insensible qui, parce qu’il tente d’être humain dans une limite économiquement acceptable, ne peut qu’effacer les traces de sang.

Aussi, la légende que chacun écrira sous les images rapportées par l’association L214 est-elle fondamentale. Les hommes et les femmes qui travaillent dans les structures de production industrielles ne peuvent porter seuls la responsabilité du langage glacé que nous employons tous. Penser, ressentir, raconter le mal que nous faisons aux animaux et à nous-mêmes en les considérant comme de la matière, suppose de reconnaître que le respect dû aux êtres vivants n’est pas fondé sur la seule intelligence, une intelligence que nous pourrions soi-disant tester et mesurer, mais sur la sensibilité, celle-là même que nous prenons le risque d’altérer en rationalisant les techniques d’abattage.

Reconnaître une altérité octroyée par la capacité à souffrir, et non par la seule rationalité, implique un renversement des valeurs dans bien des domaines. En premier lieu dans le rapport à l’autre préconisé par une société de la performance, dont le rapport à l’animal est à la fois le point extrême et le miroir.

«180 jours», éd. J.C. Lattès, 450 pp, 20 € ; dernier ouvrage paru: «La Faille», éd. J.C. Lattès, 520 pp, 20,50 €