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Libération
Chronique

Le vieil homme et l’oiseau

La vision de l’animal se posant sur le pupitre du candidat démocrate Bernie Sanders illustre une fragilité qui explique en partie le charisme de ce politique atypique.
par Michaël Fœssel, professeur de philosophie à l’école Polytechnique.
publié le 7 avril 2016 à 17h41

La scène où, lors d’un meeting à Portland, un oiseau s’est posé sur le pupitre de Bernie Sanders et a accédé en un temps record au rang de vidéo virale sur les réseaux sociaux du monde entier. Pour les partisans du candidat, elle a semblé naturelle ou surnaturelle (on a parlé de «signe», de «symbolique» et de «paix»), comme si la rencontre entre cet oiseau et cet homme, loin d’être hasardeuse, avait quelque chose de providentiel.

Bernie Sanders a réussi à forger ce que Max Weber appelle une «autorité charismatique», et cela indépendamment de l'issue prévisible des primaires démocrates. Ce genre d'autorité confère un sens particulier aux événements les plus anodins où son dépositaire se trouve engagé, donnant à la campagne de Bernie Sanders l'allure d'un petit miracle américain. La principale caractéristique du charisme selon Max Weber est qu'il introduit de l'extra-quotidien dans le quotidien. Contrairement au bureaucrate qui justifie son pouvoir par l'efficacité rationnelle ou au traditionaliste qui fonde son autorité sur les puissances du passé, le dirigeant charismatique «reste détaché de ce monde» (1). Il parle depuis un ailleurs qui le rend d'autant plus désirable que le présent (en l'occurrence l'état de la démocratie américaine) n'inspire plus majoritairement que de la rage, du dépit ou de l'indifférence.

L’ailleurs de Bernie Sanders, c’est d’abord son âge. Non que ses concurrents à l’investiture soient beaucoup plus jeunes que lui, mais le fait est qu’il n’a recours à aucun des artifices chirurgicaux ou vestimentaires qui prolongent si souvent le rêve américain en cauchemar. Dans l’épisode de l’oiseau, Sanders a compris beaucoup plus tard que son public (très jeune, lui) ce qui se produisait sur scène. Sa lenteur a manifesté une nouvelle rupture entre son style et le rythme soutenu imposé par l’information et la réaction en temps réel. Donnant l’impression d’être toujours perdu dans ses pensées, Bernie Sanders a fini par reconnaître l’oiseau dont l’arrivée a ramené le temps de la nature dans l’atmosphère saturée de techniques des meetings télévisés. Ces deux-là étaient faits pour s’entendre puisque, suivant les règles en vigueur de la société du spectacle, ni l’un ni l’autre n’auraient dû se trouver là.

L'autre dimension du charisme de Sanders lui vient de son «socialisme» affiché. On a dit mille fois combien la chose était stupéfiante aux Etats-Unis, du moins dans l'Amérique d'après 1945. Weber rappelle que le charisme est «la puissance antiéconomique par excellence» (2) : il suspend la routine du calcul en termes de coûts et de bénéfices. Contre la domination bureaucratique, le dirigeant charismatique ne reconnaît pas les ordres de valeur décrétés par le capitalisme moderne. Il ne se réfère pas non plus (comme le fait Trump) au mythe du capitalisme mystique incarné dans le self-made-man dont la fortune est censée ne rien devoir, ni à Washington ni à la société. Sanders fait plutôt appel au réel des 99 % contre l'avidité des 1 %, rétablissant le lien entre la gauche et le sens commun. Si le charisme a toujours quelque chose d'extraordinaire, celui de Sanders consiste paradoxalement à convoquer l'ordinaire dans un monde qui, à force d'inégalités et de paillettes, a perdu toute réalité. Parce qu'il ne servait rigoureusement à rien sur le plateau, l'oiseau a parfaitement symbolisé ce qu'il y a d'émouvant dans ce qui demeure improductif. Il a été comme une bouffée de monde vécu dans un dispositif régi par l'enchantement économique.

La présence modeste et hésitante de Sanders en haut du podium suffit à démontrer que la fragilité, la retenue et la décence ont encore une place dans une société où tout doit briller pour que rien ne change. Contre toute attente, la vulnérabilité du minuscule oiseau a, elle aussi, trouvé une place sur cette scène. C’est encore un élément du miracle : on s’étonne que, dans un pays comme les Etats-Unis, la pauvre bête n’ait pas été pulvérisée sur le champ par des services de sécurité à cran devant tout ce qui pourrait s’apparenter à une attaque terroriste…

Le face à face entre le vieil homme et l’oiseau n’a duré que quelques instants : le charisme a du mal à s’inscrire dans la durée et il vient toujours un moment où la grâce doit céder à la routine. Mais il se pourrait que cette rencontre imprévue constitue, plus encore que son résultat, le véritable événement de cette campagne.

(1) Max Weber, la Domination, La Découverte, p. 273.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Foessel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.