L’écrivain congolais, Sony Labou Tansi, avait trouvé une solution, bouger, faire la navette: orateur, conférencier charismatique, il était porté par son va-et-vient avec le pays, avec troupe, comédiens, actrices, musiciens, amis en France, et ailleurs en Europe, en somme sa petite entreprise et ses grands rêves… Ses passions et ses indignations n’ont pas pris une ride vingt ans après son décès. Admirable collection de textes qui définissent une situation, celle de l’artiste francophone, de l’écrivain, englué dans l’Empire. (1)
Navette et «field creds»
A l’Est du pays aussi (au Kivu), malgré la guerre, les intellectuels s’organisent en réseaux de diverses sortes. Réunissant écrivains et universitaires, Sembura, Ferment littéraire des Grands Lacs se veut une «plateforme» des écrivains de cette région qui se retrouvent chaque année dans l’un des trois foyers d’activité du réseau - Bukavu, Kigali et Bujumbura – et publient des anthologies transgénériques (consultables en ligne).
Saluons cette énergie pour endurer l'effondrement de tout un monde, survivre, se réinventer. En somme acquérir du «crédit» sur le terrain, des «field creds».
Faire la navette ne veut pas dire faire des tournées, mais avoir des bases et se connecter: Kangni Alem est prof à la fac à Lomé, il est publié à Paris, il fait des festivals au Togo; comme Sony en son temps, comme Soyinka il pense qu’il faut être «engageant», pas engagé, donner envie d’agir, jouer les facilitateurs.
Wole Soyinka (Nobel 86) est publié à Lagos, lu et joué au pays, il ne ménage pas sa plume pour dénoncer les cruautés de Boko Haram. Sa parole résonne en Afrique. Il a quatre-vingts ans et il est crédible sur place. La compagnie de Segun Adefila monte sa pièce, Death and the King's Horseman, cette année à Lagos. Il y a des feuilletons littéraires dans la presse du Nigeria et un président y perd les élections: et c'est bien. Des festivals de cinéma à Lagos et à Jos sont prévus cette année!
La navette suppose des lieux où la démarche est acceptée comprise, encouragée, comme le beau musée - centre culturel Iwalewa Haus de l’Université de Bayreuth, qui accueille, expose, produit, discute, les arts d’aujourd’hui. En vingt ans le contexte a changé: nous sommes devenus plus attentifs. Au Nord de jouer sa partie et de dialoguer.
L'effet "boomerang"
Un gigantesque remix s’est mis en marche et tous les arts en ont bénéficié. La littérature monde s’est mise à exister en français aussi.
En Afrique de sud, avant, c’était chacun chez soi. Mais le pays est enfin entré dans le jeu il y a vingt ans, et tout le monde a été surpris de cette irruption pacifique et lucide. William Kentridge et Janet Tayor ont commencé par inviter Ubu à rencontrer la commission Vérité et Réconciliation (au Théâtre de la Villette, en décembre dernier) : pour l’apartheid, cela s’imposait ! Antje Krog, poétesse afrikaner traduit Mandela en afrikaans…
Le romancier kenyan Ngugi wa Thiong'o.
Le romancier ghanéen Ayi Kwei Armah a fondé une coopérative d’édition, Per Ankh, la Maison de la vie, à Popenguine au Sénégal ; Boris Boubacar Diop enseigne à Saint-Louis, écrit en wolof, se traduit en français ; le kenyan Ngugi wa Thiong’o enseigne en Californie, écrit ses romans en gikuyu, se traduit en anglais, et attend le Nobel…
Le texte n’est pas un nuage dans l’ethernet, il doit résonner, être entendu, et si possible dans sa langue, celle que comprennent les jeunes des rues, les élèves, les lecteurs de journaux. Ainsi le hip-hop réhabilite les cultures locales, non par devoir de mémoire, mais par effet «boomerang» comme le clame Daaara J, un groupe dakarois (Archive (re)mix, p. 148). Toutes les vieilles cloisons s’effondrent: qui parle de francophone et d’anglophone aujourd’hui?
Penser le remix, pas seulement le recyclage, ou la recupération: en venir à la reprise de tout ce qui a été amassé et pas vraiment repensé.
Cette reprise de l’histoire n’a rien à voir avec un geste mémoriel. Elle en est même très loin. C’est un projet intellectuel de reconstruction, voire de renaissance. Un projet scientifique et politique, qui concerne poètes et plasticiens, déplace les frontières, fait bouger les lignes.
L’Afrique n’est pas en dehors de l’histoire, c’est nous qui sommes trop souvent en dehors du sujet…
Alain Ricard est l'auteur de Wole Soyinka et Nestor Zinsou : de la scène à l'espace public. Politique et religion, Karthala, 2015.
(1) Les poèmes de Sony Labou Tansi sont édités par CNRS éditions, (2015) et ses essais au Seuil, (2015).