Pierre Moscovici, le commissaire européen à la
fiscalité, voit dans les « Panama papers », l’occasion d’en finir
avec la réticence des Etats à lutter contre la fraude
et « l’optimisation » fiscale. C’est la première fois que
l’ancien ministre des finances français s’exprime depuis la révélation de ce qu’il
qualifie de « scandale insupportable ».
L’ampleur des révélations des Panama
Papers vous ont-elles surprises ?
Je n’ai pas été surpris de ce
scandale mondial, ce scandale insupportable, car je mène un combat constant
contre la fraude fiscale, l’évasion fiscale, l’optimisation fiscale agressive,
qui visent à payer moins d’impôts et érodent la base fiscale. Toutes ces
pratiques ne sont pas illégales, mais toutes sont immorales et choquantes. Si
nous ne les combattons pas résolument, nous fournirons une arme incroyable aux
populistes : si les citoyens pensent que tous les partis politiques, tous
les acteurs publics, toutes les entreprises, tous les individus qui gagnent
beaucoup d’argent sont «pourris», si on a l’impression qu’il y a une
élite qui se protège mutuellement pour échapper à l’impôt, alors le populisme
triomphera. Face à ce danger pour la démocratie, il y a une chance politique
qu’il faut saisir : avec ces Panama papers, ceux qui combattent la fraude
et l’évasion fiscale, comme la Commission européenne, bénéficient désormais du
soutien de l’opinion publique pour y mettre fin. Comme commissaire, je me sens
conforté quand je me tourne vers les États membres pour les inciter à se
montrer impitoyables.
Le principal parti populiste français,
le FN, est lui-même impliqué indirectement dans l’affaire des Panama papers.
Pensez-vous que cela aura des conséquences en terme électoral ?
Au-delà du cas du FN, il faut avoir
conscience que le populisme ne frappe jamais les populistes. Ceux qui sont le
plus blâmés ne sont pas forcément les plus blâmables, c’est ainsi. Il faut donc
que les démocrates, les républicains, les Européens soient les défenseurs
ardents de l’exemplarité et de la transparence. C’est ainsi que nous ramènerons
les citoyens qui doutent des partis démocratiques et de l’Europe vers la
démocratie et vers l’Europe.
Est-ce la crise économique et
financière qui a rendu insupportable l’évasion fiscale ?
Effectivement. La crise nous ayant
contraints à lutter contre les déficits afin de réduire des stocks de dettes
devenus insupportables, les impôts ont alors été augmentés. Mais certains,
parce que plus riches ou mieux conseillés, ont utilisé des trous dans les
législations ou les ont contournés pour échapper à l’impôt. Autrement dit, les
bons citoyens ont vu leurs efforts dérobés par d’autres : ces sommes qui
échappent aux budgets des États sont colossales : on l’estime à près de 1000
milliards d’euros par an au niveau mondial. Rien que le manque à gagner à la
TVA dans l’Union représente 170 milliards d’euros par an, ce qui m’a conduit à
présenter un plan d’action contre ce fléau ce jeudi 7 avril. De même, selon des
estimations récentes du Parlement européen, nous perdons chaque année entre 50
et 70 milliards d’euros à cause des phénomènes d’évasion fiscale des
multinationales dans l’UE.
Les Panama papers vous réjouissent
donc ?
C’est une excellente nouvelle
politiquement, qui va nous permettre de franchir de nouveaux pas dans cette
révolution de la transparence fiscale qui est en cours : la lutte contre
l’évasion fiscale a déjà fait des progrès considérables depuis la prise de
conscience américaine en 2010 et les actions menées par l’OCDE, le G20 et
l’Union européenne. Nul ne peut s’y opposer : ceux qui imaginent qu’on
peut continuer à faire ses petites affaires dans l’opacité viennent d’avoir la
démonstration qu’on est toujours rattrapé par la patrouille. La leçon des Panama
papers ou du Luxleaks, en 2014, s’adresse aussi à ceux qui sont tentés
d’échapper à l’impôt : les Panama papers, la plus grande fuite qui ait
jamais existé, n’est pas un feu de paille. Ceux qui n’ont pas été pris cette
fois-ci le seront la prochaine fois, ce qui doit inciter tout le monde à jouer
la transparence.
Le citoyen a le sentiment que l’État
se montre plus impitoyable à son égard s’il a 24 heures de retard de paiement
qu’à l’égard des grandes fortunes…
Ne généralisons pas. Les Panama papers
ne concernent que certaines fortunes et certaines entreprises. La transparence
va permettre de combattre ces pratiques immorales. Je suis très fier d'avoir
introduit dans la loi bancaire de 2013, alors que j'étais ministre des finances
français, l'obligation pour les banques françaises de publier les données
comptables et fiscales de leurs filiales à l'étranger (« Country by
country report » ou CBCR). Mardi prochain, la Commission va proposer un
CBCR public pour toutes les grandes entreprises, et pas seulement un échange
d'informations entre administrations fiscales. Nous serons les premiers à
mettre en place cette transparence afin que tout le monde puisse avoir accès à
ces données: nous répondons ainsi à une demande des opinions publiques, des ONG
et du Parlement européen.
À la suite du Luxleaks, vous n’avez
pas voulu rendre publics les rescrits fiscaux, mais seulement rendu obligatoire
l’échange d’informations entre administrations fiscales.
Le cas est différent, car il s’agit
de permettre à des entreprises de connaître par avance leur taux d’imposition.
Pour cela, la réponse doit être l’échange d’informations entre administrations
fiscales afin d’éviter les distorsions dans les législations et les pratiques
des entreprises, pas la publicité qui peut nuire à la décision d’investir. Mais
le résultat de ces opérations sera connu à terme puisqu’il figurera dans les
données fiscales des entreprises qui seront publiées…
Pourquoi les lanceurs d’alertes
préfèrent-ils s’adresser aux médias plutôt qu’aux administrations
fiscales ? Faut-il craindre que les États étouffent ce genre
d’affaires ?
Les choses évoluent : Michel
Sapin, mon successeur à Bercy, vient de déclarer qu’il fallait encourager les
lanceurs d’alerte. Plus généralement, il faut une évolution de la mentalité
dans les administrations fiscales. Leur réflexe est souvent d’être prudentes.
D’ailleurs, lorsque j’ai présenté en début d’année un paquet annonçant une
série de réformes visant à imposer la transparence en matière de fiscalité des
entreprises, dont le CBCR public, j’ai senti de la part de certains ministres
des finances une certaine réticence. Après les Panama Papers, j’ai envie de
leur dire : laissez tomber la prudence mes amis… Il faut que les
entreprises payent leurs impôts là où elles réalisent leurs profits.
Le problème concerne aussi les
paradis fiscaux.
Nous avons fait beaucoup de progrès
en mettant fin au secret bancaire en Europe continentale. Mais avec les paradis
fiscaux non européens, c’est autre chose. En juin dernier, j’ai proposé de
mettre en place une liste européenne des juridictions non coopératives, qui a
pu être critiquée. La méthode était imparfaite, je le savais, car j’ai procédé
en compilant les listes nationales qui sont très hétérogènes. Dans certains
pays de l’Union, et cela reflète la psyché des administrations fiscales, on
trouve des listes très longues, comme au Portugal qui recense 85 paradis
fiscaux, alors que dans d’autres pays, comme en Allemagne, il n’existe aucune
liste. Au sein de l’Union, il n’y a que huit pays, neuf bientôt avec la France,
qui ont inscrit le Panama dans leur liste. J’avais donc proposé une liste de 30
paradis fiscaux et j’avais averti les pays qui y figuraient. Tous m’ont répondu
et certains sont venus ici : chez certains, comme Jersey, Guernesey ou le
Liechtenstein, il y avait une claire volonté de se mettre en conformité avec
les standards internationaux, car figurer sur une liste, cela crée immédiatement
la volonté d’en sortir, car on va immédiatement être placé sous les feux de la
rampe, puis être l’objet de toutes sortes d’enquêtes. Je veux donc profiter de
ce momentum pour proposer la création d’une vraie liste européenne établie non
pas à partir des listes nationales, mais de critères communs et assortis de
sanctions communes. Je veux que nous avancions concrètement dans les 6 mois. Il
faut en finir avec cette hétérogénéité et parfois ces complaisances ou ces
attitudes compréhensives à l’égard des paradis fiscaux.
On a l’impression que les
administrations fiscales disposent de moins de moyens d’investigation que les
médias. Comment, par exemple, la France a-t-elle pu laisser de grandes
entreprises françaises créer des offshores sous son nez ?
Les administrations fiscales ont les
moyens d’enquêter et la législation européenne leur fournit les moyens de le
faire notamment dans le domaine bancaire. Il faut qu’elles y mettent encore davantage
d’énergie. Maintenant, aller enquêter au Panama, c’est plus compliqué…
François Hollande avait promis qu’il
interdirait aux banques françaises d’avoir des filiales dans les paradis
fiscaux...
C’est un engagement qui a été tenu à
travers la transparence que j’ai imposée dans la loi bancaire de 2013. A ma
connaissance, il y a une seule banque française qui est impliquée dans les Panama
papers et son président a pris des engagements en la matière. Ce n’est donc pas
du côté des pouvoirs publics que des manquements seront trouvés.
L’existence de ces paradis fiscaux
n’est-elle pas la résultante d’une absence de volonté politique des États de
lutter contre eux ? Les États-Unis n’ont-ils pas réussi à avoir la peau du
secret bancaire suisse le jour où ils ont réalisé les dommages qu’il leur
causait ?
Les progrès dans la lutte contre
l’érosion de la base fiscale ont été faits au niveau international et il faut
clairement aller plus loin. Je crois beaucoup au travail effectué dans ce cadre
multilatéral, à l’OCDE, au G20, en Europe : les problèmes sont mondiaux ou
européens, la réponse doit l’être aussi. Je veux au passage saluer les progrès
faits par la Suisse qui, en signant avec l’Union européenne un accord d’échange
automatique d’information, met fin au secret bancaire.
Si les fraudes sont avérées, les
sanctions doivent-elles être exemplaires ?
Il faut des sanctions, mais il faut
aussi que nous réformions nos législations, en comblant les trous qui existent,
pour empêcher ce genre de pratique. Un bon impôt est un impôt simple, juste et
non excessif .Tout le monde doit balayer devant sa porte. Il faut de la
transparence et de l’exemplarité. Les Panama papers nous offrent une
opportunité extraordinaire de prendre le leadership dans la lutte contre la
fraude et l’évasion fiscale. C’est pour cela que je tiens beaucoup aux deux
propositions que je vais porter, sur la publicité du CBCR et la liste commune
des paradis fiscaux.
N.B.: Version longue de l'entretien paru dans Libération du 9 avril