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Mobilisation

Que faire de nos colères ?

Ces mécontentements explosifs, légitimes ou illégitimes, généreux ou recroquevillés sur eux-mêmes, se multiplient sur Internet, dans la rue et à la une des journaux. Ils se font le plus souvent disparates et dispersés. Le danger serait de se complaire dans une société colérique.
Samedi soir, lors des mobilisations de Nuit debout sur la place de la République, à Paris.  (Photo Marc Chaumeil)
par Philippe Douroux et Laura Hutin,
publié le 12 avril 2016 à 17h16

Quand les colères s’empilent, on est jamais bien sûr de ce que cela peut provoquer. Il y a eu la colère des dieux, les unes annulant celles des autres,les hommes pouvaient toujours s’en arranger. Quand Dieu s’est arrogé le monopole de la colère qualifiée d’originelle, les choses sont devenues très compliquées pour les hommes et les femmes. Il a fallu l’ire populaire pour qu’ils s’en libèrent. Cela a donné des révolutions en France, en Russie ou en Tunisie quand la rue a dit à Ben Ali : «Dégage!»

Ces derniers temps, se sont succédé l’exaspération de la France réactionnaire contre le Mariage pour tous, la grogne des Pigeons, ces jeunes entrepreneurs qui s’estimaient écrasés par le fisc, celle des Bonnets rouges, là encore des patrons, bretons cette fois, qui protestaient entre autres contre l’écotaxe visant à transférer le fret de la route vers le rail en pesant sur la fiscalité. Il y a eu, ensuite, les taxis et les chauffeurs de VTC. Leur point commun : l’irruption soudaine d’un mécontentement focalisé sur une question précise. Ainsi se structurent la colère récurrente des éleveurs à la veille de l’ouverture du Salon de l’agriculture, celle de l’ensemble du monde syndical et étudiant contre la réforme du code du travail. Et aujourd’hui, la Nuit debout s’organise autour de l’exigence d’un renouveau démocratique.

La question que posent simultanément la revue Esprit (1) et le Monde diplomatique (2) est celle d'une omniprésence de colères qui doivent se transformer, à défaut d'être stériles. Pour Esprit, nous en sommes au temps des sociétés «colériques» ou «irascibles» pour reprendre les mots de la quinzaine de philosophes, d'historiens, de sociologues ou d'économistes mobilisés pour comprendre «cette société du dissensus», dans laquelle les désaccords s'entasseraient sans rime ni raison. Nous en serions à «l'ère des imprécateurs», nous serions plongés dans «des sociétés exaspérées» dont l'horizon se limiterait à cette expression violente du mécontentement.

Serge Halimi, dans le Monde diplomatique, décortique ce qu'il appelle «le temps des colères» dans son éditorial du mois de mars. La social-démocratie ayant bifurqué vers le social-libéralisme, l'urgence serait à définir une troisième ou une quatrième gauche capable de reprendre à son compte les colères légitimes. Il cite Bernie Sanders aux Etats-Unis, et remarque l'émergence de Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. Qui en France ? Il manque encore un nom et un parti. La Nuit debout ouvre-t-elle une nouvelle voie ? Jean-Luc Mélenchon paraît tout désigné mais il semble avoir du mal à transformer le courroux en autre chose pour reprendre l'analyse de Marc Crépon philosophe dans Libération : «Je ne pense pas que la posture du tribun à la Fidel Castro ou à la Chávez, pour séduisante qu'elle soit, soit à la mesure du discours qu'attendent les électeurs. Se reconnaître dans les imprécateurs est une chose, leur faire confiance pour gouverner en est une autre.»

La vraie difficulté à laquelle nous semblons confrontés est peut-être dans le pluriel, dans la multiplicité des colères disparates qui montent ici où là.

Une Méthode de gouvernement

Sur Internet, elle y est permanente et envahissante dans les commentaires. Google Trends permet de la quantifier en suivant son apparition dans les recherches. Elle monte indéniablement en France où l’indice d’irascibilité oscille autour de 20 de 2004 à 2011, pour augmenter régulièrement et atteindre 100 en janvier 2014, quand les Bretons se coiffent de rouge, et s’installer depuis janvier 2012 autour de 50. Pour cela nous devançons l’Allemagne.

La «colère» grimpe aussi dans les titres de la presse nationale. Le mot a été utilisé 611 fois en 2013, 659 fois en 2014, 565 fois en 2015 et, pour l’année 2016, nous sommes depuis trois mois sur une pente à 700 occurrences pour 2016 (3).

Sur la déchéance de la nationalité et sur le projet de loi El Khomri, le gouvernement de Manuel Valls a su ériger la colère en méthode de gouvernement. On pose avec fracas, comme un homme, un vrai, le dossier sur la table, on voit ce que cela soulève et, ensuite, on amende. La déchéance de la nationalité ou le projet El Khomri innovent en passant à la concertation sociale après avoir porté l'huile à ébullition. On excite les dissensions avant de voir s'il peut y avoir consensus. Le philosophe Michaël Fœssel, qui a participé au numéro d'Esprit, résume la situation : «Nous assisterions plutôt en France à une montée en puissance des "énervés" qui s'abandonnent à des colères réactives pressées de désigner des coupables.»

Depuis que les «banques de la colère» de Peter Sloterdijk, le Parti communiste et l'Eglise, ont disparu, nous nous retrouvons avec un émiettement des exaspérations. Place de la République, durant les Nuit debout, chacun a trois minutes pour parler. C'est peu pour transmettre une pensée. Mais, c'est aussi le temps de parole accordé aux femmes et aux hommes politiques invités sur les plateaux télé, où un énervement vaut mieux qu'un long discours pour l'audimat. Trois minutes, c'était le temps d'une chanson, c'est le temps d'un discours.

A droite ou à gauche, la primaire provoque aussi un émiettement politique. Alors que Nicolas Sarkozy avait ce talent de fédérer à force de coups de menton et d’emportements, le voilà confronté à une dizaine de candidats dans son propre parti. Le RPR et l’UMP étaient construits et reconstruits pour porter un homme, jamais une femme, vers le pouvoir ; les Républicains mettent en scène leur incapacité à servir de réceptacle aux colères de droite. En face, l’art de la synthèse, que l’on prête à François Hollande, a laissé place à la pratique de l’éparpillement des forces.

Agression ou injustice

Que faire alors de ces colères disparates et dispersées ? Assis dans son fauteuil de psychanalyste Jacques André (4) se demande, en fait, si nous ne manquerions pas plutôt de colère. Lui dit parfois à ses patients qu'elle est «bonne conseillère». Cet «état affectif violent et passager, résultant du sentiment d'une agression, d'un désagrément, traduisant un vif mécontentement et accompagné de réactions brutales», que décrit le Larousse serait donc légitime. Il permet de fixer une limite à ce qui est ressenti comme une agression ou une injustice. L'individu doit s'autoriser cette manifestation soudaine à condition qu'elle paraisse légitime pour soi ou pour d'autres que soi. «Face à la situation des réfugiés, face à la violence sociale, peut-être manquons-nous de colère», avance Jacques André qui va jusqu'à pointer une «idéalisation excessive du calme». Il s'inquiète de voir dans des sociétés quiétistes comme celles des pays du nord de l'Europe des individus sombrer hebdomadairement dans un alcoolisme ritualisé. Stéphanie Hahusseau, psychiatre, (lire ci-dessous), insiste sur «l'importance de ressentir et d'accepter les émotions qui nous construisent. Admettre ses colères, c'est-à-dire les ressentir dans son corps et les regarder avec bienveillance pour les transformer, est essentiel pour éviter de vivre dans le ressentiment».

En clair, les colères sont nécessaires à condition d’en être économe et qu’elles ne deviennent pas une posture de tous les instants. Avoir des colères, oui, être colérique, non.

Une Société illusoire

C'est toute la réflexion des auteurs mobilisés par Esprit qui tournent autour de l'abus de courroux. Patrick Boucheron, l'historien qui vient de faire son entrée au Collège de France, reprend l'idée développée dans sa leçon inaugurale, cultivant «l'art du conflit contre l'impératif du consensus» ; il cherche en s'appuyant sur Nietzsche, «cette qualité de colère qui lui semble désirable». D'ailleurs, pour Michaël Fœssel, une société sans heurts est illusoire : «Expression d'une "mésentente", la colère contredit le consensus dont le risque est de légitimer les abandons en matière de justice au nom du principe de réalité.» Et de conclure : «L'enjeu est plutôt de retrouver le désir sous les colères.» Sous les dalles de la place de la République, la plage en somme, la plage ou un devenir politique qui semble nous échapper tant il manque un nom, un mouvement, un parti. Une dernière remarque montre l'urgence : ce que le sociologue Erwan Lecœur appelle «la France aigrie» a trouvé son parti, il s'appelle le Front national et il évoque sur ses affiches une «France apaisée» ! Pour le coup, ça donne bougrement envie de se mettre en colère.

(1) Esprit n°423 mars-avril 2016, 320 pp. 20 €.

(2) Le Monde diplomatique, mars 2016.

(3) Nous avons recensé l'utilisation du mot «colère» dans les titres, les sous-titres ou les surtitres de la presse quotidienne et la presse hebdomadaire nationale, entre 2013 et le premier trimestre 2016, à partir de la base coopérative PQN-PHN.

(4) Auteur de : Psychanalyse, vie quotidienne, chez Stock.