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Libération
TRIBUNE

Question de talus

Samedi 9 avril, en marge de la manifestation parisienne, des échauffourées ont éclaté. Quelques heures avant, les CRS avaient délogé des manifestants installés sur un talus près de Nation. Est-ce là l’origine des débordements ? Des ordres sont-ils donnés pour favoriser une gestion du maintien de l’ordre qui provoque presque mécaniquement le désordre ?
par Patrice Maniglier, Philosophe
publié le 13 avril 2016 à 18h21

J’ai un problème de talus. Je voudrais le soumettre au corps virtuel de tous les citoyens. Samedi 9 avril, vers 16 heures, à Nation, je me trouvais dans le cortège de la manifestation parisienne à l’appel d’un grand nombre d’organisations syndicales et politiques. Soudain, une des nombreuses sections mobiles de CRS, qui semblent désormais faire partie du paysage de toutes les manifestations, traverse la foule, nous bouscule et file en direction d’un talus planté qui borde les contre-allées de la place. Ils délogent, sans ménagement ni explication, un petit groupe de gens calmement installés là pour assister à l’arrivée des différentes parties du cortège, des vieilles dames, des familles, des badauds même peut-être, les bras croisés et fort paisibles. Les voilà donc postés sur cette légère éminence, aux yeux de tous, boucliers fermement opposés à la foule. Que croyez-vous qu’il arrivât ?

Evidemment, ils se font interpeller, puis huer, des œufs éclatent sur les boucliers, bientôt d'autres projectiles, la position semble intenable, la petite section se replie vers l'entrée de l'avenue Dorian, juste à côté du boulevard Diderot par où arrivent les manifestants, devant les barrières antiémeutes et les camions de CRS qui barrent cette avenue comme toutes les autres qui débouchent sur la place de la Nation. Ce retrait ne fait, bien sûr, que galvaniser ceux des manifestants qui ont obtenu cette première victoire. Des pétards sont lancés au pied des policiers ; en retour, des grenades assourdissantes explosent dans les rangs des manifestants. De temps en temps, la ligne de CRS fonce en avant, non sans avoir balayé d'abord de gaz lacrymogène l'espace devant eux. Les jeunes assaillants alors se dispersent, la colonne recule pour se reposter à l'entrée de l'avenue, les gaz se dissipent, et le petit jeu peut recommencer : projectiles, grenades, charge, etc. Un hélicoptère survole la statue de Jules Dalou, le Triomphe de la République.

Pendant ce temps, la manifestation continue d’arriver. Je vois une femme avec une poussette traverser bien vite la place à travers un nuage de gaz, un homme qui prend son enfant dans les bras pour sortir le plus vite possible de cette brume toxique, un couple de personnes âgées cacher leur visage dans leurs écharpes et s’appuyer l’un sur l’autre pour se soutenir dans leur toux. Peut-être y a-t-il, parmi ces gens, des asthmatiques, des personnes qui ont des fragilités respiratoires, bref des individus en danger. D’ailleurs, bientôt la manifestation sera coupée en deux, certains n’arriveront pas.

Plus tard, on verra les images de ces échauffourées. On débattra : que penser de la violence des jeunes, faut-il la condamner, se solidariser ?

Mais cette question est une diversion. La plus importante n’est autre que celle-ci : qui a donné l’ordre d’occuper ce talus planté de la place de la Nation et pourquoi ?

Vous me direz : «Détail ! On sait bien que ce n’est qu’un prétexte et que certains individus n’attendent que cette confrontation avec la police !» Peut-être, mais notre talus planté n’est pas isolé.

Par exemple, pourquoi les barrières antiémeutes se trouvent-elles exactement sur la place ? Si les autorités pensent, assurément à juste titre, que certains groupes aspirent à s’en prendre aux forces de l’ordre, leur premier devoir n’est-il pas de s’écarter de quelques centaines de mètres, afin d’attirer dans les avenues latérales ces individus qui ont choisi de combattre la police, et de permettre aux autres manifestants d’arriver dans le calme et sans danger pour leur santé ? Ne serait-ce pas cela défendre le droit de manifester ainsi que l’ordre public ?

Hélas, l’immoralité des dirigeants actuels est telle, le manque de confiance qu’ils nous inspirent est si grand, que nous ne pouvons que nous interroger : se pourrait-il que des ordres soient donnés pour favoriser sciemment une gestion du maintien de l’ordre qui provoque presque mécaniquement le désordre ?

Il n’y a pas qu’une manière d’assurer le maintien de l’ordre. Le gouvernement actuel est responsable non pas, peut-être, de l’existence de groupes d’émeutiers amateurs, mais de l’usage qui en est fait pour rendre les manifestations impossibles. Les services d’ordre des grandes organisations syndicales devraient négocier un autre type de prise en charge. Quant à ceux qui croient que les confrontations avec la police ont un sens politique profond, je leur suggère une seule chose : de s’assurer qu’ils ne soient pas instrumentalisés par le pouvoir qu’ils prétendent défier. Quelque chose d’essentiel se joue pour nous tous autour d’une petite question de fait : qui a donné l’ordre d’occuper ce talus et pourquoi ?