Vous passez la nuit debout sur la place de la République et je passe la nuit avec vous, réveillé dans Athènes. Le jour décline une heure plus tôt ici, et le ciel rouge se recourbe, derrière le Parthénon, comme le fond d’écran d’un MacBook Air qui tomberait ensuite sur Paris. La révolution (la vôtre, la nôtre) exige toujours de se réveiller au milieu de la nuit : il faut activer la conscience justement quand elle devrait s’éteindre. La révolution (la vôtre, la nôtre) est toujours un devenir trans : il s’agit de mobiliser un état des choses existantes pour les amener jusqu’à un autre état, connu du désir seul.
Vous passez la nuit debout sur la place de la République pendant qu’un groupe de réfugiés se réunit pour monter la Silent University, dans une maison occupée d’Exarchia à Athènes.
Dans la salle, on parle presque autant de langues qu'il y a de personnes. Une chaîne de traduction explique le fonctionnement de cette université créée à Londres en 2012 par l'artiste Ahmet Ögüt et mise en place depuis, entre autres lieux, à Stockholm, Hambourg ou Amman. La phrase «tout le monde a le droit d'enseigner» résonne une dizaine de fois, en ourdou, en farsi, en arabe, en français, en kurde, en anglais, en espagnol, en grec. Pensée comme une plateforme autonome d'échange de connaissances entre migrants, cette université permet à ceux qui savent quelque chose et ceux qui veulent l'apprendre de se rencontrer, indépendamment de la validation académique et de la reconnaissance institutionnelle des titres, de la langue parlée, et des processus d'acquisition de résidence ou de nationalité. Quelqu'un dit : «Depuis que j'ai fait une demande d'asile, je n'ai plus rien. La seule chose que j'ai, c'est du temps, et pendant ce temps, je pourrais apprendre et enseigner.»
C’est dans ce temps apparemment mort de l’attente administrative que l’artiste exilé Hiwa K a appris à jouer de la guitare classique, en prenant des cours avec Paco Peña en Angleterre - la réponse du gouvernement anglais pour accéder à la nationalité n’est jamais arrivée, mais Hiwa K joue du flamenco comme s’il était né à Córdoba. Voici quelques intitulés des cours proposés à la Silent University : histoire irakienne, littérature kurde, Hérodote et la civilisation des Mèdes, fondements de l’asile politique selon la convention de 1951, comment monter sa propre entreprise, histoire de la nourriture à travers les arts visuels, calligraphie arabe… En l’expropriant de son statut de citoyen politique, le migrant en exil est réduit à la passivité et au «silence». La Silent University cherche, elle, à activer une nouvelle citoyenneté mondiale.
Vous passez la nuit debout sur la place de la République et le collectif de cinéastes anonymes syriens Abounaddara diffuse chaque vendredi, depuis le début de la révolution syrienne, une vidéo racontant - par le biais du documentaire ou de la fiction - la vie du peuple syrien, hors les représentations médiatiques de l’Occident chrétien et du monde musulman. Comment se produit et se répand l’image ? Pourquoi personne n’a vu aucune des victimes du 11 Septembre alors que les corps massacrés d’Alep font la première page des journaux ? A-t-on le droit de photographier un migrant qui arrive sur les côtes de Leros en serrant contre lui le corps de son enfant mort ?
En réponse à la captation médiatique et administrative de l’image, Abounaddara propose d’ajouter un amendement à la Déclaration universelle des droits de l’homme qui reconnaîtrait le droit à l’image comme fondamental.
Vous passez la nuit debout sur la place de la République tandis que d’autres corps se réveillent à Amman, à Damas ou à Athènes. Viendra l’expert et son diagnostic, viendra l’historien et sa mémoire, viendra le professeur et son titre, viendront les politiques et leurs partis. Ils vous diront que vous êtes fous et que vous êtes naïfs. Ils vous diront qu’il est impossible que ceux qui ne savent pas enseignent. Ils vous diront que tout journaliste a le droit de faire son travail d’information. Ils vous diront que c’est déjà arrivé et que ça n’a servi à rien. Ils vous diront que l’important, c’est de traduire la force des places dans les urnes. Mais la révolution n’a aucune finalité hors le processus de transformation qu’elle expérimente. Ce qu’il faut, comme le dit Bifo, c’est érotiser la vie quotidienne, c’est déplacer le désir capturé par le capital, la nation ou la guerre, pour le redistribuer dans le temps et dans l’espace, qu’il traverse tout et qu’il nous traverse tous.
Nous nous réveillons pendant le jour comme si le jour entier était la nuit. Nous apprenons de ceux à qui on ne permet pas d’enseigner. Nous occupons la ville entière comme si la ville entière était la place de la République.
Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.