La tentation du déni a toujours été une illustre tradition politique française. La guerre d'Algérie a ainsi été purement et simplement niée durant des années : il s'agissait seulement, disait-on, d'«opérations de maintien de l'ordre». Le malaise de la jeunesse a été résolument ignoré jusqu'à ce que surgisse Mai 68. La possibilité d'une victoire de la gauche en 1981 était encore rejetée avec superbe six mois auparavant, alors même que la gauche ne cessait de progresser. Aujourd'hui, voilà que de bons esprits s'acharnent, contre toute évidence, à nier la «droitisation de la société française.» Si l'on peut la déplorer, il devient de plus en plus difficile de l'ignorer.
Les circonstances, cependant, devraient ouvrir les yeux. Le chômage ronge la société française. Il n’est pas plus de gauche que de droite, comme le prouvent trente-cinq ans d’alternance, mais comme la gauche est au pouvoir et qu’elle avait fait de mirifiques promesses, c’est elle qui, aujourd’hui, en est tenue pour responsable. Les insécurités (délinquance, précarité, peur du déclassement, a fortiori de la grande pauvreté) minent les esprits. Les socialistes président, les socialistes gouvernent, les socialistes sont donc coupables, selon une large majorité de Français. Le terrorisme massacre et terrifie. Il s’identifie pleinement au jihadiste musulman. La gauche est accusée d’avoir sous-estimé le péril de l’islamisme. Le gouvernement actuel est à coup sûr le plus sécuritaire qu’ait jamais connu la gauche depuis le premier gouvernement Clemenceau (1906-1909), mais c’est elle qui est présumée coupable. Les circonstances poussent clairement la France vers la droite.
Pire, la configuration politique actuelle ne favorise pas seulement la droitisation de la France, elle extrémise la droite et promeut l’extrême droite. La gauche est en miettes, éclatée entre les résidus trotskistes, les vociférations de Jean-Luc Mélenchon, le crépuscule des écologistes, la guerre civile des frondeurs contre le gouvernement et l’impopularité abyssale du Président. La gauche, les gauches semblent vouées non seulement à la défaite, mais à la déroute. Il faut remonter à la SFIO de Guy Mollet en 1962 pour retrouver les socialistes dans une situation aussi désespérée. Or, si la gauche s’effondre, c’est bien que la droite s’envole.
On objectera qu’il ne faut pas confondre le rapport des forces électorales gauche-droite avec la droitisation de la société elle-même. Il est vrai qu’en matière de mœurs et de morale (mariage pour tous, fin de vie, sécularisation accélérée), la France paraît en flèche. Ce n’est pas la première fois : notre déconcertant pays a toujours démontré une aptitude originale à conjuguer progressisme culturel, conservatisme économique, corporatisme social et populisme politique. Nous y voilà de nouveau. Cela n’a rien de rassurant. Sur le terrain électoral, qui ne recouvre certes pas toute la réalité sociale mais qui en reflète l’état, la situation n’est pas préoccupante, elle est apocalyptique. Aux trois dernières élections législatives partielles (Aisne, Nord, Val-d’Oise), la gauche a disparu. A l’échelle nationale, elle ne représente qu’un tiers des voix. Pour la présidentielle, la partie semble se jouer entre la droite et l’extrême droite. La gauche se retrouve dans la situation qu’occupe le centrisme : à la recherche d’un rôle ou d’une fissure par laquelle se glisser, d’un miracle ou d’une résurrection.
C’est surtout l’évolution de la droite elle-même qui devrait batailler le déni de droitisation de la société. La campagne de l’élection primaire du parti Les Républicains (LR) tourne à la surenchère. Plus les mois passent, plus les candidats se multiplient, et plus les prises de position s’extrémisent. Alain Juppé est jusqu’ici le seul, absolument le seul, à résister et à conserver un certain équilibre. Tous les autres basculent vers le versant le plus droitier. LR peut rêver d’«une Chambre introuvable» : 2017 sera peut-être 1815. Encore faut-il intégrer le facteur FN qui, lui, relève de l’extrême droite et présente un programme économique nous ramenant au projet socialiste de Jean-Pierre Chevènement en 1979. Or, les résultats électoraux du FN le situent entre 25 % et 30 % des intentions de vote. En 2002, Jean-Marie Le Pen n’avait gagné qu’un point entre le premier et le second tour. Sa fille peut, au contraire, espérer progresser de 10 points en deux semaines. Ordre, autorité, xénophobie, nationalisme, culte du chef : l’extrême droite s’assume. Elle progresse chez les ouvriers, les jeunes, les employés, les agriculteurs.
La France est atteinte de droitisation et malade d’extrême droitisation. On a le droit de refuser de le voir. On peut préférer les mirages à la réalité. C’est plus confortable. A court terme.