Excellente initiative des éditions La Volte: la réédition, en un seul volume, des trois magnifiques romans de science-fiction de Philippe Curval consacrés au «Marcom», le Marché commun du futur. Curval m’a demandé d’en écrire la préface, un honneur pour moi qui suis un fan de la première heure de l’un des meilleurs auteurs français du genre. La voici. J’espère qu’elle vous donnera envie d’acquérir cet ouvrage prémonitoire.
En ce début de XXIe siècle, le premier
référendum organisé à l’échelle de l’Union européenne est sans appel : 80 %
des citoyens ont approuvé la fermeture totale des frontières extérieures. Tous
les étrangers non communautaires, y compris ceux qui ont acquis une nationalité
de l’un des vingt-huit États membres depuis moins de deux générations, sont expulsés,
puis « un
réseau de défense automatisé d’une sophistication extrême » est mis en
place. Ce rideau de fer, dont même les Soviétiques n’ont
pu que rêver, coupe totalement l’Union du reste du monde : personne
n’entre, personne ne sort, les échanges sont totalement interrompus. L’Union et
ses 500 millions d’habitants sont désormais « un monde clos, secret,
mystérieux, un grisé sur la carte de la Terre », un monde qui vit sur ses
seules ressources.
Confrontée, depuis 2015, à une « invasion
arabe », comme l’a qualifié le pape François, plus d’un million de
personnes ayant gagné cette année-là le territoire européen, et au terrorisme
islamique, travaillée par des partis populistes, fascistes et isolationnistes
qui ont contaminé les vieux partis démocratiques, terrifiée par une
mondialisation dont sa population vieillissante sent qu’elle ne sortira pas
vainqueur, usée par une crise financière et économique qui n’en finit pas de
finir, l’Europe a choisi de se replier sur elle-même, persuadée qu’elle s’en
sortira mieux à l’abri d’un monde de plus en plus incertain.
Un petit scénario fiction qui n’est qu’un
mauvais rêve. Pour l’instant. Car, il pourrait bien devenir réalité. Ce qui
était inimaginable il y a encore quelques années semble, en effet, se réaliser
sous nos yeux. La Hongrie, le pays qui a pourtant mis à bas, en 1989, le rideau
de fer qui a séparé l’Europe en deux durant quarante ans, a donné le signal en
érigeant en 2015 un mur à ses frontières extérieures avec la Serbie et la
Croatie afin d’endiguer l’afflux de migrants et de réfugiés chassés par les
guerres en Syrie, en Irak, en Afghanistan, au Soudan, par les dictatures
africaines ou par la misère. Car l’Europe est un ilot de paix et de bien-être
pour le reste de l’humanité. Tous les pays de la « ligne de front »
ont ensuite suivi « l’exemple » hongrois, bâtissant à la hâte des
murs défensifs, déployant armée et police pour stopper, à leur tour, cet afflux.
Des contrôles ont été rétablis entre les pays de l’espace de libre circulation Schengen
pour arrêter ceux qui auraient réussi à franchir les barbelés. Comble de
l’ignominie, le Danemark a voté une loi permettant de saisir les maigres biens
des réfugiés pour subvenir à leurs besoins, une loi que d’autres pays se
préparent à adopter.
Il n’a fallu que quelques mois pour qu’une Europe
affolée jette par-dessus bord ses valeurs les plus fondamentales, celles qui
ont fondé le projet communautaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale :
droit d’asile, libre circulation, protection des minorités. Même des
gouvernements de gauche ont adopté une rhétorique xénophobe, voire raciste, que
l’on croyait réservée à l’extrême droite. Quelques centaines de milliers de
migrants et de réfugiés ont suffi pour que les peurs primitives face aux
« grandes invasions » bouleversent le vieux continent et fassent
resurgir les pulsions qui l’ont mené à sa perte dans les années 30.
Relire aujourd’hui les trois romans que
Philippe Curval a consacrés au « Marcom » (le Marché commun) procure
un vertige. Trois ans après le premier choc pétrolier de 1973, « Cette
chère humanité » -suivi en 1979 par « Le dormeur s’éveillera-t-il ? »
et, en 1983, par « En souvenir du futur », tous trois heureusement
réédités aujourd’hui- a identifié les prémisses de la tentation du repli sur
soi qui commençaient à fouailler nos sociétés usées, mal remises d’une guerre
dévastatrice, travaillées par la peur et le rejet de l’autre, en l’occurrence
l’Arabe (déjà), la crainte d’un monde où l’homme blanc chrétien ne dicterait
plus la marche du monde. Rares sont les auteurs de science-fiction (citons
notamment le Britannique J.G. Ballard) qui ont utilisé le potentiel de l’Europe
en construction pour imaginer le monde du futur, sans doute parce que le genre
est largement dominé par des auteurs anglo-saxons pour qui le vieux continent à
son avenir derrière lui.
Philippe Curval a imaginé un Marcom xénophobe
et réactionnaire coupé du monde, afin de protéger son économie de l’immigration
et des influences extérieures. Même si la science-fiction n’a aucune fonction
prédictive, elle se fonde sur des faits, des tendances, des idéologies connus à
l’époque où l’auteur écrit son roman pour envisager des futurs possibles. Quarante
ans après, les romans de Curval montre à quel point les passions de 2016
étaient déjà bien présentes comme le démontre chaque jour une actualité dramatique.
Et, face à l’incertitude, les sociétés fragiles pensent toujours que la
fermeture, une réponse simpliste à un problème complexe, est la solution la
plus adéquate alors qu’elle est mortelle.
Certes, le « Marcom » imaginé par
Curval est pré-chute du mur (1989) et pré-Union européenne (1992). En
1976, il était inimaginable que l’Union soviétique, ce nouvel « empire de
mille ans », puisse s’effondrer sans crier gare et que l’Europe s’étendrait
un jour jusqu’aux confins de l’ex-URSS. Ainsi, ce Marcom imaginaire ne compte
que treize États, loin des vingt-huit actuels : en 1976, les membres de la
Communauté économique européenne (CEE) n’étaient que neuf, auxquels l’auteur a
ajouté l’Espagne et le Portugal –devenus effectivement membres en 1986-,
l’Autriche -1995- et un treizième pays qui pourrait être la Suède ou la
Finlande -1995 aussi-, cela n’est pas précisé. En revanche, la Grèce (adhésion
en 1981), qui n’a pas de continuité territoriale avec la CEE, n’est pas dans le
Marcom, car elle aurait compliqué son isolement. Ce qui est plutôt bien vu, un
« Grexit » n’étant plus totalement écarté.
Mais pour le reste, le Marcom rappelle
étrangement l’Union de 2016 : il est allergique aux non-Européens (les
ressortissants des « Payvoïdes », anciens pays en voie de
développement), vit dans son passé (avant, c’était forcément mieux) et est
profondément individualiste. Il est dirigé par un « gouvernement
secret » qui ressemble étrangement à la Commission, car dans le Marcom, on
vote pour des idées, pas pour des hommes ou des femmes. Ce sont ensuite les
adhérents du parti arrivé en tête qui choisissent les ministres, en
l’occurrence, dans « Cette chère humanité », l’UDC, « l’union de
défense du citoyen ». A l’époque, l’UDC suisse (Union démocratique du
centre), isolationniste et xénophobe, n’existait pas encore…
Curval s’amuse à pousser jusqu’à l’absurdité
une certaine furie normative communautaire. La bibliothèques des « textes
sacrés du Marcom » est affriolante : « Traité des bordures de
trottoirs dans les villes de moins de dix mille habitants des treize États du
Marcom » et en sous-titre : « Minutes des 123 conférences de La
Haye » ; « Règlements fédéraux pour le transport sous douane des
escargots sans coquille » ; « Recueil des décrets portant sur
l’organisation des commissions chargées d’organiser les commissions fédérales
d’études » ; « Dictionnaires des mots interdits » :
« Charte fédérale de définition des eaux polluées »… Tout est fait pour
assurer le bonheur du citoyen. Même contre son gré : le port du casque et
de combinaison protectrice pour les piétons est obligatoire et des inspecteurs
sont même chargés de veiller au respect de l’hygiène corporelle… Le meilleur
des mondes.
Dans ce monde parfait, mais vieillissant, on
prolonge la vie par des greffes d’organes, mais aussi en ralentissant le temps.
Chacun possède sa « cabine de temps ralentie » qui permet de vivre
sept jours en un jour. Une vie centrée sur le culte du passé (le Marcom devient
un musée), où le repli sur soi ne s’arrête pas aux frontières extérieures, mais
gagne petit à petit chaque communauté puis chaque individu : la campagne
est désertée, les villes sont devenues aveugles et muettes et les Marcom’s
répugnent à quitter leur cabine de « temps ralentis » : « tous les
Marcom’s vivent comme des chrysalides dans un cocon, sans jamais devenir
chenilles, puis lépidoptères », écrit Curval. Pour
l’auteur, l’espoir, ce sont les « Payvoïdes », « la face
éclairée de l’humanité ». Tout est dit.
Face à l’énergie du reste de la planète, les
vieux Européens, pourtant issus d’un melting pot qui n’a rien à envier à celui
des États-Unis ou du Canada, ont pris peur et cette peur les a conduit
inéluctablement à l’enfermement. Mais celui-ci ne peut conduire qu’à l’entropie,
aucun mur n’ayant jamais empêcher l’effondrement d’une civilisation, celle-ci
puisant sa force dans l’ouverture. L’Union de 2016 va-t-elle devenir le
cauchemar marcomien décrit par Philippe Curval ? On ne peut totalement écarter
le fait que des agents du « Centre de gestion temporel » (« En
souvenir du futur ») sont à l’œuvre pour éviter qu’il se concrétise … Le
pire n’est jamais sûr, même s’il est hélas souvent probable.