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Libération
Chronique « La cité des livres»

La saga de la Ligue

Fondée en 1866, la Ligue de l’enseignement fête cette année ses 150 ans. Peu connue, l’institution est pourtant présente partout dans notre société : auberges de jeunesse, ciné-clubs et Bafa…
publié le 20 avril 2016 à 18h21

Il est des batailles moins connues qu’Austerlitz ou Waterloo, mais plus importantes. Elles sont pacifiques, négligées, ignorées du public, mais elles ont changé plus sûrement la vie de millions d’hommes et de femmes que les combats les plus sanglants.

Ainsi celles livrées par une organisation vénérable, dont on ne parle pas assez, la Ligue de l’enseignement, qui a combattu non les Prussiens ou les Anglais, mais un ennemi bien plus redoutable : l’obscurantisme. Son général en chef très civil, Jean Macé, est rarement cité dans les livres d’histoire. Pourtant, il a plus influé sur le cours de l’histoire de France que Ney, Davout ou Murat. C’est pour lui rendre justice - et à la Ligue - que Jean-Michel Djian, journaliste et producteur à France Culture, publie un texte alerte illustré de nombreux documents. Il retrace une saga oubliée qui a pourtant contribué au premier chef à façonner la France d’aujourd’hui.

Au lendemain de la victoire de Louis-Napoléon Bonaparte à l'élection présidentielle, le 10 décembre 1848, un jeune bourgeois frotté d'idées progressistes, disciple de Condorcet, de Saint-Simon et de Fourier, Jean Macé, pressent que le neveu du grand empereur nourrit de noirs desseins contre la République. A son niveau, avec ses moyens, il décide de lutter pour les principes de 1789 que le futur «Napoléon le petit» se prépare à étouffer. Il édite d'abord à ses frais une feuille de chou qu'il distribue lui-même, dans une carriole, pour défendre les idées menacées. Il devient journaliste dans un journal appelé la République, puis publie une incongrue et désuète Prière socialiste pour les enfants.

Condamné à l'exil après le coup d'Etat du 2 décembre 1852, il se réfugie en Alsace, où il rédige des manuels de vulgarisation scientifique et institue une Société des bibliothèques communales du Haut-Rhin. Son initiative fait florès dans tout le pays. Il a trouvé sa voie : répandre partout le savoir émancipateur qui fournira à la République son socle populaire, grâce au suffrage universel éclairé par la Raison. Le 25 octobre 1966, il publie dans l'Opinion nationale un appel court et clair qui convie les citoyens à se mobiliser pour favoriser partout l'instruction en «combattant l'ignorance». L'appel rencontre un grand succès et, le 15 novembre suivant, il annonce la fondation de la Ligue française de l'enseignement qui compte en quelques mois 5 000 membres, parmi lesquels Jules Ferry, Jules Favre, Camille Flammarion ou Charles-Augustin Sainte-Beuve. Macé est franc-maçon : son initiative a d'autant plus de succès qu'elle est soutenue par les loges de France soucieuses de faire pièce à l'influence de l'Eglise.

A la chute de l'Empire, en 1870, la Ligue de l'enseignement est une organisation puissante, souvent pourchassée par les autorités, et qui devient l'un des fers de lance du combat républicain. En plaidant avec ferveur pour un enseignement «gratuit, laïque et obligatoire», elle ouvre la voie à des réformes décisives. En 1872, la liste de ses responsables parisiens est édifiante. On y lit les noms de Victor Hugo (président), Emmanuel Arago, Paul Bert, Crémieux, Flammarion, Littré, Schœlcher ou Marcellin Berthelot. Le combat est rude. Menacée dans sa prédominance, l'Eglise catholique fait feu de tout bois pour réduire l'influence de la Ligue. L'enjeu est crucial : le contrôle de la jeunesse, la formation des esprits. On citera pour l'amusement cette philippique de l'évêque de Metz contre l'émancipation des jeunes filles, un des chevaux de bataille de la Ligue : «La décence chrétienne exige que nous couvrions notre corps. […] Est-il bienséant qu'une femme prie Dieu sans être voilée ?»

Avec les victoires des républicains aux élections, la Ligue voit ses responsabilités décupler : elle est au pouvoir. Jules Ferry, membre depuis vingt ans, domine le gouvernement et Ferdinand Buisson, lui aussi militant, devient le tout-puissant directeur de l’enseignement primaire. C’est ainsi que sont gagnées, avec l’aide du parti républicain rassemblé, les batailles de l’école laïque, de la loi d’association ou de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, rencontrant à chaque fois la farouche hostilité des cléricaux, qui vouent à l’enfer et à l’excommunication ceux qui s’avisent de parier sur le libre jugement plutôt que sur le dogme divin. Jusqu’à aujourd’hui, la Ligue de l’enseignement a combattu pour l’éducation populaire, les bibliothèques de quartier, les ciné-clubs, le sport pour tous, l’aviation populaire ou les auberges de jeunesse.

Encore aujourd’hui, malgré l’individualisme triomphant, elle revendique quelque 2 millions de membres et continue d’exercer un magistère discret mais puissant. Combats oubliés et précieux que Djian restitue avec vivacité. Combats toujours actuels, tant les assauts des préjugés venant de toutes les Eglises sont aussi pernicieux et inquiétants qu’il y a un siècle et demi.