La polémique à propos de la mode islamique a permis de préciser certaines idées sur l'émancipation des femmes qui, d'habitude, reste souvent implicite. Que veut dire, en effet, être émancipées ? Avoir le droit de disposer de nous-mêmes ? Aux yeux de la sénatrice (EE-LV) Esther Benbassa (Libération du 6 avril), les minijupes et les tenues exhibitionnistes seraient le signe non pas d'une libération, mais d'un assujettissement. Cela signifierait-il que le port du voile, que l'on ne cesse de critiquer, vise, lui, à redonner aux femmes un pouvoir perdu, à récupérer leur dignité bafouée ? En bref, nous n'aurions qu'à avoir recours au foulard pour résister à l'objectivation obscène et esclavagiste du corps des femmes. Il ne s'agirait donc pas d'une simple «défense» de choix vestimentaire d'une minorité, mais de quelque chose de beaucoup plus fort. Porter le voile nous libérerait de l'oppression masculine.
L'avis de chercheuses qui ont travaillé sur l'histoire de la pudeur en France est pourtant éclairant. En effet, le déshabillage progressif des femmes depuis le début du XXe siècle est un mouvement historique que l'on aurait cru inéluctable et qui fut lié avant tout au contrôle de la violence sexuelle. Jadis, ce contrôle s'opérait comme dans le monde musulman, c'est-à-dire par le biais de digues, de couvertures, de murs, d'habits couvrant toute partie du corps qui pouvait paraître excitante. Dorénavant, le contrôle de cette violence s'opère dans l'esprit des hommes. Qu'une femme soit déshabillée n'implique plus qu'elle soit agressée. Existait-il une méthode plus efficace que celle-là pour intégrer les femmes au travail, dans les universités, dans la politique ?
Cette «nudité scandaleuse» des femmes était liée à d’autres questions tout aussi importantes. C’était le signe de la fin d’une double morale qui condamnait jusque-là leur liberté sexuelle alors qu’elle glorifiait celle des hommes. Les femmes avaient, elles aussi, le droit au plaisir, et c’est pourquoi leurs corps déshabillés ont précédé de quelques années la légalisation de la pilule et la dépénalisation de l’avortement.
La seule critique que l’on pourrait faire à ce mouvement, c’est de ne pas être allé jusqu’au bout. En effet, les enquêtes sur les comportements sexuels dans les pays démocratiques montrent que la double morale continue d’exister, mais d’une façon un peu remaniée. Ce n’est plus la virginité qui compte désormais, mais le fait pour les femmes de coucher «avec des sentiments». Autrement, elles risquent d’être considérées comme des putes. C’est un peu ce que suggère Esther Benbassa dans sa tribune à propos de ses congénères trop déshabillées. Ces dernières donnent des femmes une image de putes alors que les voilées sauvent la mise. Or une pensée féministe qui cherche véritablement l’égalité et la liberté des femmes devrait les pousser au contraire à s’affirmer, à revendiquer, et non à sauver les apparences. Toutes les femmes devraient se comporter comme des putes pour clore enfin le mouvement d’émancipation sexuelle entamé il y a un demi-siècle et que les féministes comme Esther Benbassa ont compromis avec leur pudibonderie.
N’est-ce pas dans cette pudibonderie, plus que dans n’importe quelle religion, que l’on trouve l’origine d’une mode islamique dans les pays démocratiques ? C’est pour cette raison que cette affaire est si sérieuse. Le foulard, c’est nous et notre moralisme sexuel impardonnable qui l’avons engendré. Et si nous ne faisons pas quelque chose pour le contrer, d’ici quelques années, nous serons toutes voilées afin de sauver notre «dignité». Autrement, comment ferions-nous comprendre aux hommes que nous ne sommes pas des putes, mais des honnêtes femmes ?
Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.