Oui, toujours mort Jon Snow. Il a même passé tout le premier épisode de la saison refroidi sur sa table, pendant que les autres personnages, Sansa, Theon, Arya, Tyrion… retrouvaient chacun leurs marques, et nous aussi, sur le territoire de plus en plus vaste que balaie le générique de Game of Thrones.
Car, il n'y a plus seulement le rite annuel du retour de GoT pour une nouvelle saison - la 6 qui sera bien sûr la meilleure de toutes, disent les show runners David Benioff and D.B. Weiss, dans l'esprit de surenchère qui caractérise les derniers développements de la série. Il y a aussi le rite annuel de l'attente de la nouvelle saison de GoT, avec son cortège d'hypothèses, de teasers, de récaps, de commentaires redondants et de délire sur le spoiler. Le rythme de GoT, dont la narration est explicitement inscrite dans une structure d'attente (Winter is coming) est désormais inscrit dans nos vies, créant cette fois l'attente avec la possible résurrection du héros massacré au dernier épisode de la saison 5.
Car on sait que dans GoT tout peut arriver, depuis certaines scènes traumatiques dites «épisode 9» - la décapitation soudaine de celui qui passait durant la première saison pour le héros central, Ned Stark, le carnage du mariage de la troisième saison… c'est cette menace permanente sur leur vie, outre la richesse de leur écriture et de leur interprétation, qui créée notre attachement aux personnages de GoT. Un trait que cette série partage avec une autre série populaire, The Walking Dead, qui vient de boucler sa 6e saison sur un suspense similaire : qui donc s'est fait écrabouiller à la dernière scène ?
La perte potentielle et la vulnérabilité constante de leurs héros (qui structurait aussi 24 heures chrono, précurseure aussi en cela) construit une relation particulière au public, dans un siècle de menaces sur la vie humaine.
Chacune dans un genre de démesure, chacune adaptée d'autres œuvres, GoT et TWD ont de fait réhabilité la culture populaire dans ses deux genres parmi les plus sous-estimés, la fantasy et le zombie-movie, en leur donnant une dimension épique, mais aussi un réalisme particulier, construit sur l'attachement à des personnages profondément imparfaits et pourtant marquants, intégrés dans notre histoire. Au point que leur perte, possible ou réalisée, en devient personnelle, et le deuil impossible car ils sont toujours là, même une fois morts - et pas seulement parce qu'ils sont des personnages de fiction, duh ! Ned et Jon Snow, comme Shane, Beth ou Tyreese, sont toujours vivants même morts, et c'est ce qui rend leur perte irrémédiable et mélancolique. We Are The Walking Dead.
Donc personne hors du show ne sait pour Jon Snow, sauf le président Obama qui a négocié l'envoi des précieux épisodes. La 5e saison (pas totalement réussie) a été de ce point de vue un tournant, car jusqu'alors il y avait deux publics au moins de GoT, ceux qui avaient lu les cinq volumes de George R.R. Martin et étaient plus ou moins au parfum, et les autres, qui découvraient l'histoire à la télé et étaient régulièrement sous le choc («aargh» ! «non» !). GoT, déjà as de la démocratisation, a mis fin à cette ultime ségrégation. La série n'est désormais plus une adaptation, ayant rattrapé Martin. La série est partie en live, «off the book» et s'est autonomisée par rapport à la saga écrite, y perdant peut-être en histoire à mesure qu'elle prend son envol, et son emprise, comme pure série télé. Comme l'a dit Andy Greenwald dans Grantland, il est possible que «ce qu'on prenait pour un exercice de passage d'un livre à la télévision ait conduit à faire un livre à partir de la télévision». Et comment continuer à écrire les romans, avec une nouvelle menace qui plane, malgré les démentis des intéressés : la série risquerait de spoiler les livres.
La tyrannie du spoiler ou de la «spoilerophobie» (qui n'est autre que la quête fascinée du spoiler) est certainement la face sombre du phénomène GoT. Certes GoT infantilise, réussissant l'exploit paradoxal de nous ramener en enfance avec de la série télé très adulte. Mais la terreur du spoiler bloque la réflexivité et introduit des contraintes insupportables dans un domaine qui a libéré son public. En quoi est-ce un problème de savoir ce qui va se passer (et qu'on sait, de toute façon) ? Quelle conception de la vision et de la critique justifie un tel délire normatif ? On en viendrait à apprécier le comportement grossier de l'acteur Ian McShane, magnifique Swearengen de la série culte Deadwood, programmé pour apparaître dans la saison 6, et qui a spoilé le retour d'entre les morts de tel personnage et a répondu à l'indignation des fans de GoT sur le Net «apprenez plutôt à vivre» («get a life»), ajoutant, classieux, «c'est juste des nichons et des dragons».
Ni seins ni dragons toutefois dans le premier épisode de la 6, mais le pur plaisir de retrouver Brienne et de l'entendre faire encore une fois allégeance à une femme Stark. Car la force de GoT, au-delà de sa capacité à faire tout rentrer dans un petit écran, est dans l'aspiration morale et la force de vie qui la porte dans de tels moments, et dans la capacité qui émerge de réunir les personnages progressivement disséminés sur son territoire. Et pendant ce temps, Jon Snow gît sur sa table. Faites quelque chose !
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.