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Libération
Chronique «Ecritures»

La Petite Robe nègre

publié le 29 avril 2016 à 18h51

Toutes et tous. Celles et ceux. Les femmes et les hommes. Les citoyennes et les citoyens. Les écrivaines et les écrivains. On entend plus que ça. Et, ça arrache tellement l’oreille que le propos qui suit devient inaudible. Il y avait une règle de grammaire, «le masculin l’emporte sur le féminin», qui permettait d’unir les gens, de parler de nous, ensemble. Nous tous, ceux, les gens, les citoyens, les écrivains, les êtres humains. Mais, depuis que la finance régit le monde, la grammaire divise, sépare, classe. Quand le masculin l’emportait sur le féminin, il fallait être sensible au souffle des mots et à leurs nuances. Depuis qu’on ne les entend plus, les discours n’en finissent plus de déraper, de s’embourber.

Les politiques ont très peu de choses à faire. Leur travail, c'est trouver les mots. Comprendre les situations, et trouver les mots qui nous aideront à les vivre. Il ne faut pas que ça fasse «élément de langage», ça on y est habitué, on le voit tout de suite, ça ne nous aide pas. Ça glisse, comme si rien n'avait été dit. Il ne faut pas non plus un mot trop visible, qui nous agresse. Le mot «nègre», qu'on soit noir ou blanc, nous agresse. Même employé en référence à la Case de l'oncle Tom par Laurence Rossignol. Pour utiliser le mot «nègre», il faut s'appeler Snoop Doggy Dogg, Dr. Dre, Eddie Griffin. Eminem, lui-même, ne le prononce pas. Pareil pour le mot «pédé», il faut avoir payé le prix, savoir ce qu'il implique pas seulement historiquement, littérairement et politiquement, mais physiquement et affectivement. Pour dire certains mots au deuxième degré, comme Snoop et Dr. Dre, il faut les connaître de l'intérieur. Sinon ça dérape, et ça induit en erreur. Parler de «nègres américains», et de «servitude volontaire», parce que l'oncle Tom est un esclave noir fidèle à son maître et à sa maîtresse, c'est ignorer ce que ressent un sujet utilisé comme objet, ce n'est pas parce qu'on baisse la tête quand on va cueillir le coton ou la canne à sucre qu'on est «consentant». On baisse la tête par fierté, pour montrer que baisser la tête, on s'en fout, qu'il en faudrait plus pour nous déshumaniser, on est au-dessus de ça, on pense à autre chose, et cette autre chose ils ne le sauront pas.

Certains déplorent : «On ne donne pas la parole aux femmes voilées, aux esclaves, aux victimes.» Mais, la parole ça ne se donne pas. Quand on vous la donne, vous vous sentez humilié. Comme si c’était une tâche supplémentaire à accomplir pour satisfaire la curiosité du maître. «Qu’est-ce que ça fait d’être une femme ? Qu’est-ce que ça fait d’être un Noir ?» Non, la parole ça se prend, à ses propres conditions, quand on le décide. En attendant, on baisse la tête, fièrement. On a le temps, on est patient. Son maître, on le vaut, on est son égal, on n’a pas besoin d’exiger un salaire égal pour se savoir à égalité. Inversement, on peut voiler une femme de la tête aux pieds et lui donner exactement le même salaire qu’à un homme, ça ne la rendra pas pour autant visible dans l’espace public. Le masculin peut bien l’emporter sur le féminin, ça ne change rien à ma prise de parole, je ne la prendrai pas dans un cadre décidé par celui qui, beau prince, me la donne. En attendant, les politiques doivent trouver les mots. Et comme ils ne sont ni Dr. Dre ni Eddie Griffin, éviter le mot «nègre». On n’utilise pas un mot au deuxième degré pour dénouer une situation qui se joue au premier degré.

On peut utiliser le mot «nègre» mais au premier degré. Par racisme. Là, oui. Là, c'est différent. Vous êtes raciste, vous prenez le risque qu'on vous le reproche, donc vous pouvez dire «nègre». A l'intérieur de vous, vous payez le prix de la haine, dans votre cœur, dans votre ventre, vous la ressentez, vous n'aimez pas les Noirs, vous les méprisez, il y a un mot pour exprimer ça, vous l'utilisez. Quand le «greu» de «nègres» passe au fond de votre gorge, la détestation vous racle le palais. Et tout le monde l'entend, et comprend où vous êtes. Jean-Paul Guerlain, quand il utilise le mot «nègre», c'est clair : «Toute ma vie, j'ai travaillé comme un nègre, enfin… je ne sais pas si les nègres ont beaucoup travaillé.» C'était clair. On ne pouvait pas s'y tromper, c'était un propos raciste, et tout le monde a compris. Ça n'a pas fait chuter les ventes de Guerlain, bien au contraire, puisque c'était clair. Ça n'a pas freiné le succès de «la Petite Robe noire». C'est l'un des parfums les plus vendus en France. Et les femmes, voilées ou non, se précipitent en masse vers le petit flacon rose avec la silhouette noire qui danse.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Camille Laurens.